Dans son nouvel atelier du Bois-Mauclair, situé dans la Sarthe, Opalka continue sa « connerie », comme il dit, débutée en 1965 : peindre la suite infinie des nombres.
Après Varsovie, New York, Berlin, Paris et Bazérac, en Dordogne, il s’est installé depuis peu dans la campagne sarthoise, à une vingtaine de minutes du Mans. Drôle d’idée, pensera-t-on, quand on sait qu’il vivait au pays du foie gras depuis près de trente ans et qu’il y habitait une magnifique bastide fortifiée. Mais voilà, quand on s’appelle Roman Opalka, qu’on est né en 1931 et que l’on ne cesse de parcourir le monde pour répondre aux sollicitations nombreuses qui vous sont adressées, il faut savoir simplifier les déplacements. Si Bazérac était un véritable havre de sérénité où il a accompli la plus grande partie de son œuvre, c’était au bout du bout du monde. Le Bois-Mauclair, lui, – c’est le nom du lieu-dit de sa nouvelle propriété – est à portée de main du TGV, et Paris n’est plus alors qu’à une petite heure et demie de l’atelier. Et tout devient beaucoup plus facile.
De la petite route de campagne qui y conduit le visiteur, rien ne dit qu’il y a là, derrière une rangée d’arbres, une belle et grande ferme. Rien ne le dit parce que le pays est plutôt plat et qu’il n’offre guère de points de vue en relief qui permettraient de la repérer. À emprunter le chemin de terre qui y mène et à s’en approcher, puis franchir le portail de pierre qui en marque l’entrée et découvrir enfin les multiples bâtiments qui la constituent, rien ne dit non plus que vit là l’un des peintres les plus étonnants qui soient. Un peintre qui, depuis 1965, s’est engagé dans un projet insensé, celui de peindre l’ensemble N des nombres entiers naturels.
1001078, 1001079, 1001080, 1001081, 1001082, etc.
De fait, voilà quarante-deux ans que Roman Opalka a choisi de « sculpter le temps », comme il dit. Pour ce faire, il peint les nombres de 1 à l’infini à la queue leu leu, sur des toiles de même format, avec un pinceau de même taille, en blanc sur un fond qui a tout d’abord été noir puis auquel, à partir de 1972, de toile en toile, il a ajouté 1 % de blanc supplémentaire. C’est dire si aujourd’hui Opalka peint quasi blanc sur blanc dans l’éblouissement d’une peinture de plus en plus immaculée. Un projet d’œuvre qui n’est autre qu’un projet de vie. « Une connerie », comme il aime à dire mi-blagueur, mi-sérieux. « Une connerie, comme la vie en est une », s’empresse-t-il de préciser pour éviter tout malentendu. Une connerie peut-être, mais sublime, puissamment chargée de sens, et qui vise « à donner du sens au non-sens », ajoute-t-il pour rattraper la trivialité provocatrice de sa parole.
Au Bois-Mauclair, où tout est de plain-pied, Opalka a tôt fait de prendre possession du territoire afin de ne pas perdre de temps. L’atelier est le plus grand qu’il ait jamais eu, aussi il aime à rappeler que, lorsqu’il a commencé son projet, à Varsovie, en 1965, il vivait dans un petit studio de trente-cinq mètres carrés. L’atelier sarthois n’en fait pas moins de cent cinquante, signe du succès de sa démarche. Pour lui qui ne travaille jamais qu’une seule toile à la fois, c’est un vrai luxe, mais il y a des « conneries » qui le méritent car elles valent vraiment le coup. Suffit d’y croire et de s’y tenir. Tout est là, car c’est de tenue justement qu’il s’agit. De la tenue, Opalka n’en manque pas. D’ailleurs il le revendique avec force : « Je suis un peintre debout », aime-t-il à répéter. Question d’attitude qui devient forme, comme l’énonçait jadis une célèbre exposition !
Dans sa « chapelle » inondée de lumière, Roman Opalka officie
Autant l’atelier de Bazérac ressemblait à une chambre de moine, quelque peu en retrait dans les creux ombrés de l’architecture, autant celui du Bois-Mauclair fait songer à une chapelle qu’inonde une lumière tant artificielle que naturelle. Une belle et grande chapelle dans laquelle on entre par un petit couloir, après avoir traversé, venant de l’extérieur, une entrée puis une grande salle à manger.
Ce qui frappe d’emblée, c’est l’ampleur et la nudité de l’espace, d’autant que le regard se cale immédiatement sur le « chœur », à l’endroit précis où sont disposés tous les instruments du travail. De loin surgit dans toute sa blancheur la toile en cours sur le chevalet que masque pour partie le reflex parasol employé par l’artiste lorsque, à la fin de chaque séance, il se tire le portrait. La découverte de ce point focal, qui est comme le noyau dur et aveuglant de l’atelier, se fait au travers du passage central d’une sorte de claustra en forme de bibliothèque qui barre le premier tiers de l’espace. Passé ce sas, on pénètre alors dans la zone où s’accomplit l’exercice de la peinture. Tout est ordre, silence et gravité.
Toujours le même cérémonial : enregistrer sa voix et son visage
Fixé au sol, le chevalet qui dresse fièrement sa verticale est le héros de l’atelier. C’est lui qui porte chaque toile que fait l’artiste. Installé en surplomb d’une petite fosse où il peut glisser, il est muni d’un petit moteur électrique qui permet au peintre de pouvoir toujours travailler à sa main en hissant progressivement sa toile au fur et à mesure du travail.
Devant le chevalet, Opalka a donc placé tout un dispositif de prise de vue qui semble ne plus attendre que la fin de la séance : parasol pour le flash, appareil de photo, poire et rétroviseur, l’artiste a tout prévu de sorte qu’il peut vérifier chaque fois l’exactitude de son cadrage. La journée finie, il s’arrête de travailler et, clic-clac, il se photographie. Depuis qu’il a mis cela au point, il a fait des milliers de portraits de lui dont un choix accompagne le plus souvent la présentation de ses peintures. Le temps, là aussi, y est à l’œuvre.
Près du pied photo, toute une batterie de magnétophones est posée à même le sol. Reliée à un micro placé à hauteur de sa tête, elle lui permet d’enregistrer sa voix énonçant en polonais chaque nombre qu’il peint. À l’œuvre peinte et photographique est associée une œuvre sonore stockée sur CD : « Passage du quatrième million », 20 min ; « Passage du cinquième million », 60 min. Le temps compté, en quelque sorte. C’est qu’il y va d’un travail d’une rigueur absolue qui en appelle à un protocole très strict qui frise le cérémonial.
Au dos du chevalet, suspendu à un clou, un cintre est accroché qui porte les habits de la peinture. Quand il se met au travail, Opalka enfile un pantalon de toile gris clair et une chemise blanche au large col ouvert. Une petite pièce attenante au fond de l’atelier lui sert tout à la fois d’endroit pour se changer et de salle de repos quand le besoin s’en fait sentir. Tout est règle, silence et sérénité.
Dix heures, ce matin. Le ciel est un peu laiteux. Dans l’espace de l’atelier, il va et vient, lentement. Se dirige vers une petite fenêtre sur le rebord intérieur de laquelle sont posés pot de peinture, petit godet, pinceau et mouchoir papier. Se saisit de l’un, verse un peu de peinture dans l’autre et la brasse doucement du bout de son pinceau. S’arrête quand elle est bien fluide et essuie celui-ci délicatement.
D’un pas de sénateur, Opalka se dirige vers le chevalet, se glisse entre toile et parasol, branche un spot dont la forte lumière inonde le tableau en cours de travail. Tout éclate d’un blanc aveuglant : sa silhouette, la toile et les nombres qui sont peints dessus. Comment fait donc le peintre pour y voir quelque chose ? Fond et forme ne font plus qu’un et pourtant, sans aucune hésitation, le pinceau prend place à l’endroit suspendu. Opalka « sculpte » un 5, puis un 4, un 2, un 3, puis un 3, un 9 et un 7.
Une heure plus tard, il n’a progressé que de deux ou trois dizaines, mais le peintre le sait, ce n’est pas la quantité de nombres dont il a pu avancer qui importe, mais ce rendez-vous régulier avec la peinture. Ce soir, quand viendra le moment de boucler la journée, une nouvelle et nième fois, Opalka
se retournera, se saisira de la poire de son appareil photo et se portraiturera, droit comme un I, semblable à cet Aurige de Delphes qui le fascine tant, puis il éteindra les lampes. Sur le chevalet, la peinture n’en continuera pas moins d’irradier d’une lumière intérieure.
Biographie
1931
Naissance d’Opalka
à Hocquincourt.
1958-1960 D’origine polonaise, il devient professeur d’art à la maison
de la culture
de Varsovie.
1965
Amorce son œuvre en Pologne.
1977
S’installe en France.
1995
Il représente
la Pologne à la Biennale de Venise.
2003
1re exposition
de ses photographies
au musée Réattu
(Arles).
2005
Exposition « Octogone »
au musée
d’Art moderne
de Saint-Étienne.
2008
Vit et travaille
dans son atelier
du Bois-Mauclair, près du Mans.
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Roman Opalka, pour lui, le nombre est d’or
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°600 du 1 mars 2008, avec le titre suivant : Roman Opalka, pour lui, le nombre est d’or