Le Musée d’art et d’histoire de Genève s’interroge sur l’attrait de Rodin pour les œuvres inachevées ou accidentées.
Conclure une exposition « Rodin » sur la carcasse d’une Giulietta (1993) de Bertrand Lavier ? Le rapprochement entre une voiture italienne accidentée et les œuvres du sculpteur est osé. Pire : présenter deux fragments cabossés de la collection Cantor [la plus grande collection privée d’œuvres du maître], rescapés de l’une des tours du World Trade Center, a quelque chose de dérangeant. Pourtant, la démonstration faite au Musée d’art et d’histoire sur l’intuition d’Auguste Rodin qu’une œuvre peut se révéler à travers un accident contribue à ce que ces deux pièces trouvent une place logique en fin de parcours. Comme à Ornans (lire page 29), l’entreprise bénéficie de l’expertise d’Antoinette Le Normand-Romain, ancienne directrice du Musée Rodin à Paris (1), à laquelle s’ajoute la volonté de Laurence Madeline de mettre en valeur les collections beaux-arts du musée genevois dont elle a la charge depuis 2012.
Le propos prend appui sur l’exposition de 1896, à Genève, présentant des œuvres de Rodin, Puvis de Chavannes et Eugène Carrière, au terme de laquelle le sculpteur a fait don de trois œuvres à la Ville : une version du Penseur (1880), un buste de L’Homme au nez cassé (1864) et enfin La Muse tragique, élément provenant du Monument à Victor Hugo (1890). L’Homme au nez cassé a pour particularité d’être tombé dans l’atelier un jour glacial de l’hiver 1864 ; sous l’effet du gel, la terre cuite s’est brisée et le buste s’est mué en masque. Présentée telle quelle, la sculpture n’a pas obtenu les faveurs du jury du Salon. Rodin transforma l’essai en un buste complet, en marbre cette fois, et lui donna un air antique : ce fut sa première œuvre exposée au Salon. Dès lors, la sensibilité du sculpteur aux effets du temps et du hasard sur les œuvres n’a cessé de croître. Son attrait pour les fragments de sculpture antique qu’il collectionne n’y est évidemment pas étranger. Avec les années, le maître a accueilli avec toujours plus de bienveillance ces œuvres laissées inachevées dans un coin d’atelier, tombées de leur socle ou tout simplement incongrues, au point qu’il traitait les restaurateurs de « vandales ».
Recherche de l’imperfection
Le parcours genevois retrace étape par étape cette attention portée par Rodin à ces « accidentés » de la vie, qu’il s’agisse de ses propres sculptures et aquarelles qui évoluent au rythme des coulures sur le papier ou encore des photographies sur- ou sous-exposées de ses œuvres qu’il adopte, ému par leur imperfection. Le maître fera des émules parmi ses élèves, tels Antoine Bourdelle et Camille Claudel, dont figurent quelques exemples de sculptures fragmentées. La démarche d’Edgar Degas est, elle, tout autre car il s’agit de fontes posthumes de terres cuites de travail. Au terme de cette démonstration, la présence de L’Âge d’airain, dévoré par les flammes de l’incendie terroriste du Glaspalast de Munich en 1931, prend tout son sens.
De cette exposition ressort également l’idée d’une filiation entre ces grands artistes qui conçoivent l’œuvre d’art comme un être préexistant qu’ils aideraient à faire advenir. La légende veut que Michel-Ange, grand habitué de l’inachevé, disait vouloir extraire la figure qui se trouve à l’intérieur du marbre. À Genève, Rodin apparaît tel un passeur, capable de discerner la beauté émanant d’une pièce malmenée. Antoinette Le Normand-Romain n’hésite pas à parler à son sujet de « bricolage »… Après lui, Picasso saura faire naître la tête d’un taureau de la juxtaposition d’un guidon et d’une selle de vélo. Le sens d’une œuvre d’art n’est-il pas, selon, Milan Kundera, « d’arriver à dire ce qui n’a jamais été dit » ?
(1) Conformément à sa mission de diffusion de l’œuvre du sculpteur, le Musée Rodin est le prêteur principal de l’exposition.
Commissaires : Antoinette Le Normand-Romain, conservatrice générale du patrimoine, Directrice de l’Institut national d’histoire de l’art ; Laurence Madeline, conservatrice en chef, responsable du pôle beaux-arts au Musée d’art et d’histoire de Genève
Commissaire scientifique : Isabelle Payot Wunderli, assistante conservatrice
Scénographie : Nathalie Crinière, agence NC
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Rodin en mille morceaux
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 28 septembre, Musée d’art et d’histoire, 2, rue Charles-Galland, Genève, tél. 41 22 418 25 00, www.mah-geneve.ch, tlj sauf lundi 10h-18h. Catalogue, coéd. Musée d’art et d’histoire/5 Continents Éditions, Milan, 280 p., 39 €.
Légende photo
Auguste Rodin, L'Âge d'Airain (fragment), 1876, bronze, 148 x 48 x 36 cm, Neue Pinakothek, Munich. © Photo : bpk/Bayerische Staatsgemäldesammlungen.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : Rodin en mille morceaux