Le Musée d’Orsay a exploré depuis quelques années les brumes et les fjords. Enfin un peu de soleil ! La confrontation France-Italie au tournant du XIXe siècle permettra de comprendre « l’Art italien à l’épreuve de la modernité », de rendre hommage à D’Annunzio, poète, romancier, homme de théâtre et à Carlo Bugatti, le créateur de meubles sur lequel le musée possède un important fonds d’archives. Trois expositions qui seront des révélations.
Gabriele D’Annunzio, déjà, aimait prendre le train à la gare d’Orsay. Élégant voyageur, il quittait Paris sans trop de regrets pour sa villa d’Arcachon au milieu des pins. La France lui permettait d’échapper à l’Italie et de se confronter à l’idée qu’il se faisait de la modernité dans les arts. Il hésitait, pour créer La Ville morte, en 1910, entre la Duse, sa muse, et Sarah Bernhardt, l’idole française à la mode. Il choisit cette dernière, alors que la première lui avait tout donné et sacrifié sa gloire à la sienne. Rodin, à l’inverse, après avoir vu Eleonora Duse, recommença La Douleur, fasciné par la beauté italienne. La modernité, pour Rodin, était du côté des sculptures impressionnistes de Medardo Rosso, de ces “effets” fugitifs, destinés à capter la lumière, ces mouvements traduits et figés dans la cire qu’il regarda pour inventer Balzac. L’Italie, saturée de décadentisme, aspirait à la nouvelle vision héritée des postimpressionnistes ; les Français les plus cultivés guettaient le renouveau artistique italien pour donner un second souffle au Symbolisme. Les trois expositions qui se préparent au Musée d’Orsay tentent de cerner ce paradoxe, de rassembler les éclats de cette fascination réciproque.
Le règne paradoxal de Gabriele D’Annunzio
En avril, dans la gare devenue musée, D’Annunzio, incarnation des contradictions de cette époque, mélange d’Oscar Wilde, d’Henry James et d’Edmond Rostand, reviendra avec armes et bagages : les somptueuses pièces de sa garde-robe, sa chemise de nuit ajourée – la RMN en prévoit-elle la réédition, “en vente à la boutique” ? Si oui, elle rétablit son budget dans le mois –, ses chaussures bicolores tendues sur leurs embauchoirs en bois précieux et ses manuscrits, couverts de sa haute écriture. L’écrivain aimait la France et aujourd’hui encore, dans le tourbillon de la vie culturelle de l’Italie de la fin du XIXe siècle, les Français ne retiennent guère que son nom, même si ses romans, plus anticonformistes que ceux de Zola et plus complexes que ceux de Paul Bourget (deux italianistes), demeurent trop peu lus. Aveuglés par l’éclat du règne de D’Annunzio, l’Italien absolu, les Français se sont empressés d’oublier la peinture de Giulio Sartorio ou de Vittore Grubicy De Dragon, la sculpture de Leonardo Bistolfi ou du génial Adolfo Wildt, les photographies de Giuseppe, dit “Gege”, Primoli ou l’architecture des passages couverts. La saison italienne du Musée d’Orsay rétablira donc l’équilibre de la balance, avec un parcours original entre sculpture, peinture et architecture (un film produit par Arte montrera le passage Umberto primo de Naples), un hommage au design de Carlo Bugatti et une très intelligente exposition littéraire qui rendra sa vraie place à D’Annunzio, sans doute meilleur médiateur entre les arts que prophète du monde des lettres.
La maison triomphale de Gabriele D’Annunzio, le Vittoriale, en bordure du lac de Garde, qui sera évoquée dans l’exposition, sans pastiche aucun, par le décorateur et muséographe Hubert Le Gall, est à l’image de cette époque ivre de références et de citations, qui ne sait plus comment parler de l’avenir. La maison raconte la vie de son propriétaire, réunit son musée idéal, matérialise son style – les esclaves de Michel-Ange, moulés à Paris, sont drapés par le poète et rehaussés de bijoux de théâtre. Tout est mis en scène : le musée personnel orchestré par l’esthète fonde paradoxalement le goût moderne. Le décor intérieur de D’Annunzio donne la mesure du décadentisme, cette dimension onirique du classicisme qui constitue l’un des axes de l’exposition.
Le détour par le musée dans l’Italie décadente
Jamais le poids du passé n’a été aussi fort en Italie que durant cette période. Dans un pays neuf, qui se veut européen et industriel, qui se glorifie jusqu’à la nausée de ses richesses artistiques, la modernité ne peut que passer par la visite du musée. Ce détour par l’histoire de l’art explique les meubles de Carlo Bugatti (père de Rembrandt et d’Ettore), inspirés de Byzance ou de la décadence de l’Empire, passant sans complexe de l’arc outrepassé des Maures aux formes ovoïdes qui fascineront les futuristes. Ce rapport au passé éclate dans le triptyque de Giulio Sartorio, Vierges sages et vierges folles ou dans sa Diane d’Éphèse et les esclaves.
Le Gladiateur de Wildt, connu aussi sous son nom latin, Vir temporis acti, semble un Donatello halluciné, livré aux bêtes. Giorgio De Chirico, en 1909, pour peindre son frère Andrea, revient à l’archétype du portrait renaissant dans le goût de Moroni. En photographie, Gege Primoli fait poser ses modèles à Venise et organise des tableaux vivants.
La riposte de Medardo Rosso
C’est ce vaste musée péninsulaire, revivifié en permanence, qui permet aux artistes italiens de résister avec orgueil aux séductions de Paris. Certes Giovanni Boldini peint Robert de Montesquiou méditant sur le pommeau de sa canne, Paolo Troubetzkoy sculpte ce même complaisant modèle en une statuette vibrante, aux traits fouettés, et Gege Primoli fixe pour la postérité Edgar Degas sortant d’une vespasienne le 26 juillet 1889, mais la modernité d’un Rosso permet enfin une authentique riposte italienne. Véritable exposition dans l’exposition, les œuvres de Rosso, choisies avec beaucoup d’intelligence par Anne Pingeot, seront sans nul doute le point fort de cette “saison italienne”. Très fragiles, ces sculptures ne sont jamais sorties du Musée Rosso de Lecco. Les photographies faites par l’artiste montreront son angle de vue – car la sculpture moderne selon Rosso doit fondre au soleil et ne se regarder que d’un seul point de vue. Rieuse, Bookmaker, ou Effet d’homme qui lit le journal sont des images nouvelles, des instants modernes qui peuvent faire penser déjà à Brancusi (Mme X). En France, seul Rodin parvient à fasciner Rosso – mais au point de le paralyser.
Peu importe, vers 1910, les futurs futuristes, Balla, Boccioni ou Carrà sont déjà à l’œuvre. Une autre modernité se prépare, électrique, scientifique et rationnelle. L’éclectisme et l’historicisme, les symboles et les citations, l’imagerie pieuse et païenne à la fois de ces modernes Italiens de 1900 entraient, pour cent ans, au purgatoire.
- SAISON ITALIENNE, 10 avril-15 juillet : ITALIES. L’ART ITALIEN À L’ÉPREUVE DE LA MODERNITÉ (1880-1910) ; GABRIEL D’ANNUNZIO (1863-1938) ; CARLO BUGATTI (1856-1940), Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’honneur, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi, 10h-18h, jeudi 10h-21h45, dimanche 9h-18h.
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Risorgimento artistique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°118 du 5 janvier 2001, avec le titre suivant : Risorgimento artistique