Nul ne peut oublier le refrain entraînant du Tourbillon, la chanson que fredonne Jeanne Moreau dans Jules et Jim : « On s’est connu, on s’est reconnu, on s’est perdu d’vue... » Auteur des chansons de plusieurs films de la Nouvelle Vague, Serge Rezvani s’est révélé très tôt un créateur « indiscipliné », se consacrant autant à la peinture qu’à l’écriture. Son nouveau roman, L’Origine du Monde, traite d’art.
Le passage à l’écriture demandait-il un rejet symbolique de la peinture ?
Sûrement ! On dit “brûler ses vaisseaux”. J’ai passé ma vie à les brûler.
En me mettant à écrire, j’ai éprouvé, en effet, une jouissance extraordinaire à me débarrasser de la matérialité de la peinture, de son poids, de son côté salissant... et de ceux qui collectionnent, vendent et achètent. Et puis, quand je peins, c’est aussi la syntaxe garantie par l’Académie que j’écarte en faveur d’un mode d’expression unique et sans préalable. Écrire, peindre, pour moi l’un ne va pas sans l’autre.
On sent chez vous une vocation de conteur aussi bien dans vos écrits que lorsque l’on vous rencontre. Votre peinture est-elle une trahison de cette vocation ou un prolongement ?
Je n’aime pas les histoires ! Je ne suis pas un conteur, sauf par oralité peut-être. Le conteur sert une histoire toute faite. On endort les enfants avec une histoire, toujours la même, qu’ils redemandent. Pour moi la littérature est au contraire un éveil. Celui qui écrit et celui qui lit sont les derniers solitaires en ce monde. Les derniers humains face à face dans la solitude de l’écriture et de la lecture. Deux imaginations qui se rencontrent et qui élaborent ce quelque chose de neuf, de jamais vu et de jamais lu que peut devenir un livre. Très tôt j’ai été attiré par le dessin comme par l’écriture. C’était déjà être tenté de peindre et de dépeindre. Comme à seize ans, à la fin de la guerre, à Montparnasse, il était plus facile de survivre en vendant des dessins ou des toiles que des poèmes, j’ai en quelque sorte glissé vers la peinture. J’ai peint exclusivement pendant vingt ans, exposant et vendant ma peinture dans les mêmes conditions que la plupart des peintres de ma génération. Mais il est arrivé un moment où le champ de la peinture m’a semblé trop restreint. Par nature, je suis un pluri-indisciplinaire. Le jour où je l’ai compris, l’écriture s’est offerte à moi comme le versant complémentaire d’une profonde tension vers une vision globale que peut nous offrir ce que l’on appelle l’Art. Mes chansons, puis mon théâtre, puis mon écriture autobiographique et romanesque ne sont que les facettes complémentaires... disons d’un même cristal.
Quels ont été vos premiers contacts avec le milieu de la peinture ?
Dès la fin de la guerre, c’est-à-dire les années 45-46, j’ai fait partie de la jeune génération qui, avec la paix découvrait la peinture “moderne” et certaines œuvres, restées inconnues, pour nous, des peintres de la génération qui nous précédait. Ce fut un choc extraordinaire qui nous précipita brutalement dans “l’avant-garde” avec ses excès, je dirais d’anarchies formelles. Du fait de la guerre, notre culture artistique était quasiment nulle. Naïvement nous pensions découvrir, là où toutes les provocations avaient depuis longtemps été épuisées. Nous pensions inventer “l’art abstrait” quand tout avait déjà été tenté avant nous. D’ailleurs très vite cette peinture dite “d’avant-garde” a été instituée et très vite les galeries et les musées se sont ouverts aux “jeunes peintres” dont je faisais partie. À l’époque j’exposais avec la Nouvelle Vague “d’abstraits“dite : École de Paris, parmi lesquels Arnal, Alechinsky, Raymond Mason, Dmitrienko, Poliakoff, Music... et combien d’autres ! La galerie Maeght montra deux années de suite les peintures de certains très jeunes peintres à l’occasion d’une exposition collective titrée : “Les Mains éblouies”. À la même époque, et précédant mes premières toiles “abstraites”, je réalisai un livre, devenu extrêmement rare, avec Paul Éluard. Curieusement, on pourrait dire que les gravures qui l’illustraient présageaient les tableaux récents, que j’ai exposés à Venise, à la Galeria Leone, pendant la dernière Biennale.
Ainsi ai-je en quelque sorte bouclé ma vie de peintre-écrivant-peintre.
Dans le catalogue de votre exposition vénitienne vous rejetez dans la peinture moderne la dislocation des formes. Pourquoi voyez-vous dans l’abstraction un signe de barbarie ?
“L’abstraction” dans la peinture est loin d’être pour moi un signe de barbarie. Au contraire, la peinture abstraite peut être un signe d’insupportable raffinement aussi. Non, ce que je vais dire beaucoup trop brièvement ici, c’est qu’en général les mouvements importants dans l‘art de notre XXe siècle ont été des mouvements privilégiant la régression, je veux dire : le brut, le primitif, le pathologique parfois aussi, ou le naïf enfantin, etc. Bref, un retour aux sources de l’expression humaine. Pour signifier, illustrer et dénoncer la violence de la Grande Guerre ou celle du fascisme et du nazisme naissants, pour exprimer par les moyens de l’art l’indignation et le dégoût d’une forme de prétendue civilisation arrivée à son apogée de puissance meurtrière, les artistes ont cru faire œuvre “juste” en introduisant, comme en miroir, cette violence, cette régression, cette destruction des valeurs dites “humanistes” dans leurs œuvres. Exemple rapide : le peintre Picasso s’indignant, par sa fresque “barbare”, Guernica, de la barbarie du bombardement de Guernica... et répondant plus tard à un nazi qui osait l’interroger à propos de la forme si caractéristique de ce tableau : “Mais c’est vous qui l’avez fait !”, montre bien à quel point ce tableau fondateur de toute une nouvelle esthétique a été guidé dans sa régression formelle par la régression de certaines prétendues valeurs “humanistes” chez les ennemis de cet “humanisme”. Ce tableau-réponse étant si manifestement du côté du “Bien” ne pouvait donc être qu’un “Beau” tableau... De là à devenir ce tableau fondateur d’une nouvelle esthétique basée sur la régression, le brut, la violence...
Je pense que d’autres voies s’offrent aux artistes, oui d’autres voies que la symétrie ou la mise en miroir... Je suis un fervent de l’iconoclastie donc permettez-moi de l’être avec ces vieilles valeurs artistiques dépassées du XXe siècle, que furent en leur temps celles du “vieil art moderne” comme le nommait déjà Dalí. Je suis lassé, et quelques-uns avec moi, d’une si obsédante désacralisation du corps et de la figure humaine !
Dans le dernier roman de Serge Rezvani, le fascinant tableau de Gustave Courbet, L’Origine du monde, est au centre d’une fiction féroce sur nos pratiques muséeuses. En 2020, en un temps où règnent une commercialisation effrénée de l’art et une hyperconservation, la folie du protagoniste, Bergamme, le conduit à incendier le Grand Musée. Jusqu’au dénouement, celui-ci se bat pour l’unicité des œuvres d’art, voulant notamment dérober et achever ce sexe féminin qui d’un coup déshabille toutes les femmes de la peinture pour les rendre à leur raison d’être originelle. Cette toile au cadrage serré, ce morceau de femme, est, selon lui, à la source du découpage et de la désacralisation du corps, une vision prémonitoire des violences totalitaires du XXe siècle.
- Serge Rezvani, L’Origine du monde, éd. Actes Sud, 400 p., 139 F, ISBN 2-7427-2878-3.
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Rezvani, le pluri-indisciplinaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°112 du 6 octobre 2000, avec le titre suivant : Rezvani, le pluri-indisciplinaire