La publication scientifique est une condition de la visibilité comme de la légitimité du chercheur en histoire de l’art. Tantôt organe de pouvoir, de sanction ou de prestige, elle est aussi l’indice de santé de la discipline.
Publier. À l’université et dans les musées, le mot revient souvent. Comme un souhait et comme une injonction, au conditionnel et à l’impératif. Comme un souhait, d’abord : l’étudiant, en proie à des ambitions raisonnables, le professeur, en quête d’une affirmation de sa connaissance et le conservateur, en vue d’une confirmation de ses compétences, fondent dans toute publication l’espoir d’une transcription et d’une pérennisation de leurs recherches. Publier, c’est être lu, donc vu, et peut-être reconnu. Comme une injonction, ensuite : tout chercheur en histoire de l’art, qu’il soit béotien ou patenté, doit (c’est selon) amorcer ou, plus encore, étoffer les onglets scientifiques de son curriculum vitae. Au premier, les directeurs de recherche et le Conseil national des universités sauront demander des comptes, au second, les pairs et les censeurs sauront signifier l’endormissement – sur les lauriers de la consécration –, voire l’interdiction de gravir des échelons scientifiques, politiques, symboliques.
Publier, c’est donc exposer et s’exposer. C’est passer l’examen et demander le sésame. C’est une épreuve et un rite. Qu’en est-il donc de ces revues, parfois confidentielles et pourtant plébiscitées, qui accueillent ici et là, en France et à l’étranger, à Paris et en région, les articles des chercheurs – leurs découvertes, leurs idées et leurs espérances ?
Encyclopédisme et spécialisation
L’existence de revues susceptibles d’accueillir des recherches affûtées répond à la question du savoir. Publier, c’est participer à l’édifice commun, à l’édification collective du savoir, à cette République des lettres humanistes soucieuse de combattre la monstre ignorance.
Encore en vie, le Journal des Savants, fondé en 1665, est ainsi le plus ancien journal littéraire d’Europe. Il accueille des articles relatifs non pas à l’histoire de l’art mais à l’archéologie, à la peinture ou à la sculpture. Les lettrés et les antiquaires y exposaient, et y exposent encore, leurs idées et leurs prospections. À ces véhicules de l’encyclopédisme animés par une croyance en l’universalité du savoir – parfois taxée d’obsolescence – répondirent, au XIXe siècle, des revues plus spécialisées, et pour certaines encore vivaces. L’autonomisation et l’institutionnalisation de l’archéologie et de l’histoire de l’art, grâce à l’émergence des musées et à un enseignement spécifique, encouragèrent la naissance de publications décisives. Les sociétés savantes furent à l’origine de nombreuses revues, parmi les plus remarquables de la discipline. C’est le cas de la Société française d’archéologie qui, depuis sa fondation par Arcisse de Caumont en 1834, édite le Bulletin monumental, une revue incontournable pour l’histoire de l’art médiéval comme pour l’étude des monuments historiques. Fondée en 1872, la Société de l’histoire de l’art français rassemble, quant à elle, amateurs et connaisseurs afin de publier des archives ainsi que les communications de ses membres, rassemblées dans un Bulletin annuel particulièrement plébiscité.
Éteinte en 2002, la Gazette des beaux-arts, fondée en 1859 puis rachetée en 1928 par le collectionneur Daniel Wildenstein, incarna longtemps le prestige d’une discipline devenue indépendante. Charles Blanc, Marcel Proust, André Gide, Henri Focillon, Bernard Berenson et Erwin Panofsky comptèrent parmi ses plumes et assurèrent à la revue une longévité et une exigence exceptionnelles.
Questions de genre et de domaine
Le développement de l’histoire de l’art et des structures afférentes – musées, écoles d’art, départements universitaires, unités de recherche – a engendré la multiplication des revues. Aux sommes colossales, aux annales cyclopéennes, répondent désormais des publications ambitieuses, sans doute moins intimidantes, et souvent identifiées à un genre, à un domaine ou à une institution spécifiques.
Les grands musées peuvent revendiquer des revues cruciales pour la recherche : bimestrielle, La Revue des musées de France — La Revue du Louvre publie depuis 1951 des articles consacrés aux œuvres et acquisitions des institutions hexagonales ; créée en 1995, 48/14 La revue du musée d’Orsay (provisoirement suspendue) alterne actualités, documents et études, ces deux dernières sections étant des chaires cardinales pour le chercheur en histoire de l’art ; fondés par Jean Clair, qui en fut le rédacteur en chef de 1978 à 1986, les Cahiers du Musée d’art moderne accueillent des travaux décisifs relatifs à l’art moderne et contemporain.
De leur côté, les écoles et les universités françaises ont su développer des revues considérables pour la recherche : fondée en 1988, sous la responsabilité de l’ApAhAu (Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités), Histoire de l’art publie exclusivement les travaux de jeunes auteurs ; lancée en 2001 par des professeurs et étudiants issus de l’École pratique des hautes études, de l’École des chartes et de l’École du Louvre, les Livraisons d’histoire de l’architecture se distinguent par des articles de haute tenue, garantis par un comité scientifique de réputation internationale ; créée en 2006, la revue semestrielle de l’Inha, Perspective, s’intéresse à l’actualité de la recherche en histoire de l’art – les récentes publications, les travaux universitaires ou les débats transversaux.
Si Paris est le siège de nombre de ces initiatives, les régions ont vu naître des titres réputés, que l’on veuille songer à Critique d’art, revue fondée en 1993 par les Archives de la critique d’art, aujourd’hui sises à Rennes, ou au Bulletin du musée Ingres, créé par les équipes du musée de Montauban. C’est donc peu dire que l’inflation des publications scientifiques, symétrique à celle de la discipline, offre aux chercheurs, quels que soient leurs périodes, domaines et affiliations, des tribunes importantes.
Des tribunes importantes par leur nombre comme par leur excellence, celle-là même qu’avait imaginée André Chastel en fondant en 1968 ce qui fut « sa chose », ainsi que le souligne le fameux éditorial de 1993 : La Revue de l’art. Publiée par le CNRS, dotée d’un conseil scientifique et d’un comité de rédaction souverains, cette revue trimestrielle d’envergure internationale cristallise à elle seule les ambitions et les enjeux de l’édition savante en histoire de l’art.
Les paris du numérique
Accessible en ligne via le site Internet Persée, portail incontournable des revues scientifiques en sciences humaines et sociales, La Revue de l’art a opéré un basculement vers le numérique. Cette migration de support est aussi significative que problématique : tous les numéros et articles ne sont pas consultables, la plupart des illustrations ne sont pas visibles, ce qui ampute la revue de sa richesse et de son sens.
Face au numérique, la communauté de chercheurs est encore réservée, voire partagée. Quand certains, y voyant un instrument inégalé de diffusion, de consultation et de démocratisation de la connaissance, n’hésitent pas à publier dans ces revues virtuelles (voir encadré), d’autres, sceptiques quant à leur honorabilité, leur référencement et leur système d’édition, rechignent encore à céder leurs recherches inédites à ces sites prétendument incertains.
Pour s’intéresser à la question numérique, plusieurs sites offrent à celle-ci une respectabilité et une légitimité accrues : sous l’égide de la Bibliothèque nationale de France, Gallica numérise rétrospectivement de nombreuses revues, à l’image de la société américaine JSTOR, ce système performant d’archivage de quelque 1 500 revues scientifiques. Abritée par des sites autorisés, certifiée conforme par des experts, la recherche scientifique numérique permet moins de publier que de consulter. Nul doute, néanmoins, qu’elle constitue, par ses possibilités entrevues, un enjeu majeur pour les années à venir, comme l’ont parfaitement compris les plateformes de publications Cairn et Revues.org.
Dénicher l’excellence
Devant la multitude, comment le chercheur, qu’il consulte ou qu’il publie, peut-il s’y retrouver ? Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Comment faire une confiance résolue à ce qui s’annonce, parfois imparfaitement ? On se souviendra avec soulagement de l’échec de la notation et de la hiérarchisation des revues voulus par l’Aeres, Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le prestige et l’aura sont difficilement chiffrables. Chose est certaine, la spécificité et la souveraineté de l’histoire de l’art ne sauraient être diluées ou contestées, dès lors que la discipline est hébergée par des supports non spécialisés, à l’image des revues Esprit et Critique, fondées respectivement par Emmanuel Mounier en 1932 et Georges Bataille en 1946. Au contraire. Peut-être est-ce là, dans cette extraterritorialité des publications, que la discipline pourra défendre sa singularité comme son excellence.
Quand certaines revues conjuguent peu à peu une parution papier avec une édition numérique, d’autres ont choisi, purement et simplement, de n’exister que virtuellement, sans recours à l’imprimé. Ces revues, dont l’autorité n’a jamais été démentie, sont désormais nombreuses. L’Italie a ainsi vu naître ArcheoArte, en 2010, et Art History Supplement, l’année suivante, deux parutions savantes, respectivement annuelle et bimestrielle. Enrichie au fil de l’eau, la revue généraliste Kunstgeschichte, qui fédère plusieurs universités allemandes, publie depuis 2009 des textes dans les langues de Goethe, Dante et Hugo. Hébergé outre-Rhin, le Journal of the International Association of Research Institutes in the History of Art compte de nombreux articles scientifiques et constitue un outil de référence pour la discipline. Eu égard à ses liens hypertextes, à ses archives disponibles, à ses comités rigoureux et à son référencement accru, l’édition numérique, dont il est affirmé souvent à tort, qu’elle est moins onéreuse que la publication papier, revendique de nombreux atouts et peut concurrencer sa prestigieuse aînée. Pour preuve, deux revues françaises strictement numériques se distinguent par leur excellence : fondée en 2005, dépositaire des idées de Warburg ou de Panofsky, issue de quatre centres de recherche de l’EHESS et du CNRS, la publication en ligne Images re-vues explore doctement l’image et le visible tandis que, depuis 2001, la revue In Situ plaide, avec force et succès, pour la connaissance et la valorisation du patrimoine.
Passer les frontières, résister à la traduction, soumettre ses idées à un autre lectorat : publier à l’étranger vaut pour consécration. Éditée par The College Art Association of America, la revue trimestrielle The Art Bulletin fête cette année ses cent ans de travaux remarqués, souvent remarquables. Fondé par Bernard Berenson en 1903, alimenté par des plumes vénérables – Henry James, Ernst Gombrich, Anthony Blunt ou Pierre Rosenberg –, The Burlington Magazine publie chaque mois des articles incontournables, et parmi les plus respectés de la discipline. Du reste, le prestige tient autant à la qualité de la revue qu’au rayonnement de la langue. À cet égard, Apollo, Sculpture Journal, Tate Etc., Studio International et Master Drawings, cinq publications de langue anglaise, sont des titres particulièrement plébiscités par les historiens de l’art. En Italie, Paragone et Predella, de parution respectivement mensuelle et trimestrielle, sont deux revues savantes particulièrement importantes. Fondé en 1948 par le Zentralinstitut für Kunstgeschichte de Munich, le mensuel Kunstchronik accueille l’actualité de la recherche comme des recensions décisives et des débats majeurs. Plus inattendue car publiée depuis la Pologne, la revue Artibus et Historiae a su gagner en légitimité grâce à ce qui constitue désormais la triangulation de la qualité pour l’édition en histoire de l’art : une régularité irréprochable, un comité intraitable et un multilinguisme opportun.
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Revue des revues
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°392 du 24 mai 2013, avec le titre suivant : Revue des revues