Prisée pour la douceur de son climat et la beauté de ses paysages, la Côte d’Azur a vu ses sites les plus imprenables se peupler de résidences de villégiature hivernale dès la première moitié du XIXe siècle. De cette folie immobilière sont nés des édifices d’exception : les villas Ephrussi-de-Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat, Kérylos à Beaulieu-sur-mer, E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin et Noailles à Hyères. Construites dans le premier tiers du XXe siècle, ces habitations illustrent la coexistence de l’historicisme et du modernisme sur le littoral méditerranéen.
Demeure d’un éclectisme raffiné, la villa de Béatrice Ephrussi de Rothschild déploie ses façades néo-renaissance et ses jardins français, anglais, italiens et japonais sur le promontoire de Saint-Jean-Cap-Ferrat (Alpes maritimes). C’est sur ce site de rêve, bordé par le golfe d’Èze et la rade de Villefranche, que la baronne confie à une armada d’architectes la réalisation de ce chantier colossal, dont elle dessine elle-même les plans. Achevé en 1912, le palazzino rappelle, avec ses murs roses sertis de marbre blanc, ses arcades trilobées et sa loggia, certains palais de Venise ou de Ravenne. Il renferme l’intégralité des collections de la baronne, conformément à ses dispositions testamentaires – l’épouse du riche banquier Maurice Ephrussi légua sa propriété ainsi que tous les biens qu’elle contenait à l’Institut de France, à condition que la villa soit transformée en musée. Parmi les chefs-d’œuvre de cet ensemble figurent des tapisseries des Gobelins, un prestigieux mobilier de style Louis XV et Louis XVI, des dessins de Fragonard ainsi que des porcelaines de Sèvres.
Non loin du Cap-Ferrat, Théodore Reinach transcrit lui aussi ses rêves dans la pierre. Philologue et archéologue, cet helléniste fortuné commande au jeune architecte niçois Emmanuel Pontremoli une folie à la grecque sur le modèle des maisons de Délos. Édifiée entre 1902 et 1908, la villa blanche se détache sur le promontoire de la baie des Fourmis à Beaulieu-sur-mer (Alpes maritimes). Baptisée “Kérylos” (“hirondelle de mer” en grec), elle échappe au pastiche ou à la copie grâce à la capacité de réinvention dont fait preuve le couple Reinach-Pontremoli. À un plan simple, ordonnancé autour d’un péristyle, l’architecte allie une décoration intérieure et un mobilier dont l’originalité le dispute au raffinement. Il s’inspire sans jamais les reproduire de pièces conservées dans les musées ou de scènes figurées sur les vases grecs, et s’entoure d’artistes et d’artisans de qualité. Les peintres décorateurs Jaulmes et Karbowsky sont chargés des fresques, les reliefs en stuc sont confiés à Gasq, les céramiques aux ateliers Lenoble et le mobilier à Bettenfeld, ébéniste du faubourg Saint-Antoine, à Paris. Exécutées sur des dessins de Pontremoli, ces chaises, tables et armoires constituent l’une des réalisations les plus remarquables du projet. En bois exotique, incrustées d’ivoire ou tressées de cuir, elles ne sont pas sans rappeler les créations contemporaines de la Sécession viennoise …
Mallet-Stevens et Eileen Gray, pionniers de la modernité
L’audace de la villa Kérylos apparaît cependant toute relative lorsqu’on la compare à celle de deux demeures conçues une quinzaine d’années plus tard sur la Côte d’Azur : les villas Noailles et E-1027. Commandée par Charles et Marie-Laure de Noailles, couple de mécènes éclairés, la première est construite entre 1923 et 1933 par Robert Mallet-Stevens, alors architecte débutant, au-dessus de Hyères (Var). Projetée comme “une petite maison dans le Midi”, elle est progressivement transformée en un vaste complexe de plus de 2 000 m2. Comprenant une soixantaine de salles, ce “conglomérat de cubes de ciment gris” reliés par des couloirs interminables, terrasses et jardins, illustre les innovations introduites à l’époque dans l’architecture privée. L’édifice représente en outre un exemple d’œuvre d’art total, dans la mesure où son décor et son mobilier ont été conçus par des artistes (Louis Barillet, Eileen Gray, Francis Jourdain, Pierre Chareau, Georges Djo-Bourgeois...). L’ensemble de ce patrimoine est laissé à l’abandon et victime du pillage après la mort de Marie-Laure de Noailles en 1970. Vendu à la ville d’Hyères trois ans plus tard, l’édifice ne sera jamais classé, malgré plusieurs interventions de l’inspection générale des Monuments historiques. “Une première inscription des façades et des toitures ainsi que du jardin [...] intervient en 1975. Seule une extension de l’inscription intervient en décembre 1987, pour protéger notamment les dispositions intérieures”, explique Bernard Toulier, conservateur du patrimoine du XXe siècle à la délégation de l’Architecture et du Patrimoine (1). Bénéficiant d’une aide de l’État représentant près de 40 % du coût des travaux (soit quasi équivalente à celle d’un édifice classé), la Ville se lance à partir de 1989 dans une vaste de campagne de restauration. À peine achevée, elle a permis de redonner à la résidence des Noailles, transformée en centre culturel, son état de 1930.
Datant de la même période (1926-1929), la villa construite en bord de mer par Eileen Gray, designer d’origine irlandaise, et Jean Badovici, architecte roumain, à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes maritimes), présente plusieurs points communs avec la maison des Noailles. Comme cette dernière, et plus encore, elle constitue un archétype de l’architecture moderne. Sa structure en béton armé, son toit en terrasse, ses fenêtres en longueur et ses pilotis, de même que son schéma complexe de parcours indépendants, suscitèrent les éloges de l’avant-garde architecturale, et notamment de Le Corbusier (2). En outre, à l’image de la résidence édifiée à Hyères, la villa E-1027 donna lieu à un décor et à un mobilier créé spécialement pour elle. Enfin, elle subit le même sort puisque, à partir des années 1990, la demeure d’Eileen Gray fut délaissée puis squattée, ses meubles dispersés et pillés. Mise en vente en 1997, elle a été acquise l’année suivante par le Conservatoire national du littoral et classée au titre des monuments historiques en 1999. Se faisant cruellement attendre, sa restauration devra tenter de révéler la spécificité de ce projet total, aujourd’hui en ruine.
(1) Bernard Toulier, Architecture et patrimoine du XXe siècle en France, 1999, éd. du Patrimoine.
(2) Le célèbre architecte marqua de son empreinte le site de Roquebrune-Cap-Martin. En 1938, il réalisa (sans l’accord d’Eileen Gray) huit peintures murales sur E-1027, et en 1952, il construisit pour sa femme et lui un cabanon villégiature à proximité de la villa. En échange du terrain, qui appartenait à son ami Rebutato (propriétaire du restaurant l’Étoile de mer), il dessina cinq cellules d’habitat temporaires au-dessus de la villa d’Eileen Gray, les “Unités de camping”. Cet ensemble est classé depuis 1996.
Villa Kérylos, impasse Gustave-Eiffel, Beaulieu-sur-Mer, tél. 04 93 01 01 44, tlj 10h-18h (10h-19h en juillet-août), du 3 février au 3 novembre ; villa Ephrussi-de-Rothschild, 1 avenue Ephrussi-de-Rothschild, Saint-Jean-Cap-Ferrat, tél. 04 93 01 33 09, tlj 10h-18h (10h-19h en juillet-août), du 5 février au 5 novembre ; villa Noailles, Montée de Noailles, Hyères, tél. 04 94 01 84 50 (office du tourisme), le we 9h-12h, 14h-19h ; expositions “Vallauris - Hyères”? et “Florence Dorléac. Divagations”? du 13 juillet au 14 septembre, tél. 04 94 65 22 72, tlj sauf mardi et jf 10h-12h, 16-19h ; la villa E-1027 ne se visite pas, mais on peut découvrir la cabane édifiée par Le Corbusier à Roquebrune-Cap-Martin, inscriptions à l’office du tourisme de la ville (tél. 04 94 01 84 50).
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Rêves d’architectes en Méditerranée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°172 du 30 mai 2003, avec le titre suivant : Rêves d’architectes en Méditerranée