PARIS
Sous les lambris du Carrousel et des galeries, un extraordinaire musée éphémère vous attend. Une rare toile de Balthus, Nu à la guitare, empreinte de mystère et de sensualité, un des plus beaux tableaux nabis de Bonnard, le Corsage à carreaux représentant sa sœur Claude Terrasse, et bien d’autres toiles remarquables d’Eugène Boudin, Gustave Moreau, Millet ou Van Gogh. Et les musées “permanents�? ne sont pas en reste.
Elle jaillit d’un tourbillon de draperies aux couleurs de feu et virevolte en apesanteur, semblant se jouer des tissus transparents qui enveloppent son corps nu. La Loïe Fuller dans la danse du feu aux Folies Bergères, toile de grand format (114 x 78 cm) peinte en 1897 par le décorateur Jules Chéret (1826-1932), met en scène la célèbre artiste de music-hall. Elle constitue une étude préparatoire pour l’affiche publiée en 1897 par l’imprimeur Chaix. Jules Chéret a connu la notoriété grâce à ses affiches recourant au procédé de la lithographie en couleurs. L’éclat de leur graphisme, leur élégance et leur gaieté ont influencé Lautrec comme Seurat et les Nabis. “Les danses de draperies décrites dans cette aquarelle et gouache étaient très appréciées à l’époque, explique Sylvie Tocci-Prouté. Cette œuvre a été exposée en novembre 1933 au Grand Palais, lors de la rétrospective Chéret. Elle a longtemps figuré dans une collection privée parisienne”.
De la même génération que Jules Chéret, Guillaume-Romain Fouace, né à Réville, près de Cherbourg, peintre et sculpteur, spécialiste de la nature morte, s’est aussi affirmé dans la peinture de scènes de genre inspirées de son terroir natal, où il exalte la noblesse d’âme de la population rurale. Dans le Baptême à Réville, exécuté en 1878, le vieux curé du village impose sa main sur la tête d’un enfant, entouré de ses parents, d’un garde suisse et d’autres jeunes enfants. Un dernier personnage, légèrement en retrait pourrait être Fouace lui-même. Le tableau exposé par la galerie d’Orsay est presque identique à l’œuvre de plus grande taille conservée en l’église de Saint-Martin de Réville, datée elle de 1892-1893.
Contemporain de ces deux peintres, Gustave Moreau est décédé en 1898. À l’occasion du centenaire de sa mort, le Grand Palais lui consacre une rétrospective retraçant l’évolution de son style, marqué après son séjour en Italie, en 1857-1859, par l’influence de Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Moreau a également créé des œuvres qui ont renouvelé la peinture d’histoire, comme Orphée sur la tombe d’Eurydice, peint en 1890, après la perte de son unique amie, Alexandrine Dureux, à laquelle il s’était lié dès son retour d’Italie. Il représente ici un Orphée très expressif, vaincu par le destin et renonçant à la lutte. Le symbolisme de l’iconographie – l’arbre brisé, la forêt aux couleurs de l’automne, la lune qui se lève – renforcent le sentiment de douleur profonde auquel fait écho la notice poétique rédigée par Gustave Moreau en 1897 : “Le chantre sacré n’est plus. La grande voix des êtres et des choses est éteinte. Le poète est tombé inanimé au pied de l’arbre desséché aux branches frappées par la mort [...] L’âme est seule, elle a perdu tout ce qui était la splendeur, la force et la douceur. Elle pleure sur elle-même, dans cet abandon de tout, dans sa solitude de mort...” En parallèle, le Musée Gustave Moreau présente quelques œuvres inédites, de grands dessins et des sculptures en cire, qui complètent l’accrochage habituel.
Pour le centenaire de la disparition de Stéphane Mallarmé, également mort en 1898, le Musée d’Orsay rend hommage au poète qui comptait parmi ses proches des impressionnistes, tels Morisot, Renoir, Monet, Degas, Manet, et des peintres qui ouvriront la voie au symbolisme naissant : Whistler, Gauguin, Redon, ainsi que les jeunes artistes du groupe de la Revue blanche, dont Vuillard. L’exposition est conçue comme un dialogue entre poésie et peinture. Le portrait de Mallarmé peint par Manet en 1876, d’où toute pose est bannie, témoigne de la complicité unissant le chef de file de la nouvelle peinture à l’écrivain qui a créé un nouveau langage poétique. Un de ses poèmes majeurs, l’Après-midi d’un Faune, est illustré par Manet de bois gravés dans le goût japonais. Gauguin s’en inspirera dans une des sculptures qu’il a réalisées lors de son premier séjour à Tahiti.
Une confrontation Millet-Van Gogh
Autre dialogue suscité par le Musée d’Orsay, l’exposition “Millet-Van Gogh” insiste sur la filiation qui unit Vincent au peintre de l’Angélus en confrontant l’œuvre des deux artistes. Les premiers tableaux de Van Gogh, représentant des paysans, sont exposés face aux chefs-d’œuvre de Millet, tels L’Homme à la houe, Les Planteurs de pommes de terre et le Vanneur. Les toiles de Vincent, travaillées d’après des gravures de son célèbre aîné en cherchant à rendre l’émotion ressentie, se rapprochent des tableaux de Millet dans l’évocation poétique et lyrique de la vie rurale. Les paysages et les scènes de moissons qu’il a peintes à Arles et à Saint-Rémy-de-Provence – Champs avec gerbes de blé, Faucheur dans un champ de blé et les huit versions des Semeurs – sont également marquées par l’influence du maître naturaliste.
Dans la boutique de papeterie qu’il ouvre au Havre, Eugène Boudin fera la connaissance de Millet. Il côtoiera plus tard le jeune Monet et Jongkind, représentés aux côtés d’un autre peintre, Émile Van Marcke, et d’un ami de Boudin, le père Achard, dans le tableau inédit figurant dans l’exposition du “Centenaire Eugène Boudin” accrochée sur les cimaises de la galerie Schmit. Exécutée vers 1867, cette aquarelle montre les quatre hommes attablés à la ferme Saint-Siméon, à Honfleur, Monet portant un toast en l’honneur du petit groupe. Sisley, timide et solitaire, fréquentait peu les cafés où ses amis se retrouvaient autour de Manet. Il était avant tout le peintre des rivières, dont il aimait le cours paisible et les berges aux feuillages colorés. Le Chemin de Veneux à Thomery par le bord de l’eau, le soir, exposé par Philippe Cazeau et Jacques de la Béraudière, est caractéristique de son art : un sentier bordé d’arbres longe la Seine avant de disparaître dans le lointain ; un grand ciel bleuté tacheté de traînées roses confère un mouvement au tableau qu’il structure. Les qualités fondamentales du peintre – sens de la construction, goût de l’espace, étude des contrastes de lumière et d’ombre – apparaissent avec force dans ce tableau exécuté en 1880, qui représente une période charnière dans sa technique. Sisley est ici à l’apogée de sa phase impressionniste. À partir de 1880, sa touche s’élargit et ses œuvres s’empâtent.
Éva Gonzalès (1849-1883) peignait également des paysages, mais elle leur préférait les scènes d’intérieur. La Lecture au jardin, sur le stand de la galerie Hopkins-Thomas, est un portrait de sa sœur Jeanne exécuté autour de 1880-1882. Elle l’a représentée dans une robe grise, sur un fond vert rendu par des zébrures grasses et nerveuses qui contrastent avec le rouge vif du chapeau. Le pastel figurait dans l’exposition “Les Femmes impressionnistes” au Musée Marmottan, en 1993, et n’est pas réapparu sur le marché depuis cinquante ans. “La composition est un emprunt au pastel de Manet, Sur le banc, datant de 1879. Éva fait ici preuve d’une audace étonnante pour une artiste impressionniste dans son choix des couleurs, commente Stéphane Custot. Cette œuvre réalisée à la fin de sa vie témoigne de sa recherche d’une nouvelle écriture”. Couleurs fortes et intensité lumineuse se retrouvent dans l’aquarelle de Paul Signac, Saint-Malo, où des bateaux pavoisés, toutes voiles dehors, célèbrent la fête des terre-neuvas. “Cette aquarelle est d’une facture supérieure à celle de ses huiles, qui sont plus – presque trop – contrôlées”, souligne Françoise Chibret-Plaussu, à la galerie de la Présidence, qui prépare une brochure sur les aquarelles de Signac, à paraître un peu avant la rétrospective prévue pour l’an 2000. Autre Signac, La Seine au Vert Galant est un paysage parisien familier, resté inchangé. L’île de la Cité, le Châtelet, la tour Saint-Jacques, masse complexe simplifiée par la grâce du style elliptique du peintre, sont unis en un bouquet de couleurs gaies. La galerie expose aussi une œuvre de Vlaminck, un Meudon enneigé, balayé par le vent, appartenant à la période cézanienne qui succède à sa période fauve, après 1909, “à mes yeux, l’une des plus créatrices et structurées du peintre”, poursuit Françoise Chibret-Plaussu. Vlaminck montre ici un souci plus grand des volumes et de la composition. La palette devient subtile, musicale. Le 14 juillet au Havre (1906) appartient, lui, à la période fauve de Raoul Dufy. Le tableau figure une rue du Havre pavoisée de drapeaux tricolores, au milieu de laquelle avance un défilé clairsemé sous un ciel plombé. “Cette toile sort d’une collection particulière, indique Philippe Cazeau. Elle n’est jamais apparue en vente publique ou chez un marchand, et n’a pas été répertoriée. Un tableau similaire figurait dans la vente Bourdon.
Mais celui-ci est beaucoup mieux construit”. Atmosphère plus mélancolique dans le tableau de Maurice Utrillo, Les usines à Montmagny (1907), exposé par Anisabelle Berès. Le peintre abandonne Montmartre de 1903 à 1906 pour s’exiler quelques années à Montmagny, où sa mère avait une propriété, puis à Pierrefitte. Dans cette toile peinte avec beaucoup de matière, le verts sombres dominent laissant place, çà et là, au jaillissement des tâches blanches et rouges des murs et toits des maisons.
Un portrait de Claude Terrasse, sœur de Bonnard
Scène plus intime avec le Corsage à carreaux (1892) de Bonnard, un portrait de sa sœur Claude Terrasse, posant un verre à la main, un chat sur les genoux. “Il s’agit du plus beau tableau de sa période nabie, affirme Jacques de la Béraudière. Il se trouvait encore dans la famille Bonnard. La seconde version de cette œuvre est au Musée d’Orsay”. Représentatif des œuvres exécutées autour de 1900, le tableau exprime avec une subtile poésie le pittoresque de la vie quotidienne, les plaisirs et les rêveries de la vie domestique. Rêverie et abandon langoureux encore avec le Nu à la guitare (1983-1986) de Balthus, présenté par Waring Hopkins. Une jeune fille nue repose alanguie sur un canapé, une guitare allongée à ses côtés. Ses bras et jambes, presque détachés du corps, accentuent l’image d’une poupée désarticulée. Le temps semble suspendu dans cet espace clos marqué par l’immobilité des choses. “Cette œuvre est très représentative du talent du peintre et des sujets sur lesquels il a travaillé pendant des années. Aucun tableau de Balthus de cette qualité n’a figuré dans une vente publique depuis vingt ans. C’est le peintre du XXe siècle le plus rare, soutient Waring Hopkins. Ses tableaux se trouvent tous dans des musées ou dans de grandes collections privées comme celle des Rothschild, d’où elles ont peu de chance de sortir. Les collectionneurs entretiennent des rapports passionnels avec leurs tableaux de Balthus. Il ne leur viendrait pas à l’idée de les vendre, même pour payer des impôts”. Le temps semble également en suspens dans la toile du peintre tchécoslovaque Masek Karel Votezslav, Les papillons bleus, chosie par la galerie Berko. Exécutée en 1917, elle représente une jeune femme perdue dans ses pensées alors qu’en arrière-plan, des papillons bleus folâtrent.
Le Magritte exposé par Patrick Derom semble beaucoup plus trouble et menaçant. L’Invention de la vie, peint en 1928, représente sa femme Georgette et une figure amorphe recouverte d’un drap. Cette image apparaît à plusieurs reprises dans ses toiles, à partir de 1926. Un drame familial serait à l’origine de cette représentation : le suicide de la mère de Magritte, morte noyée dans la Sambre lorsqu’il avait douze ans. À la découverte du corps, le visage était recouvert de sa chemise de nuit, dévoilant son corps nu. Le malaise provoqué par cette scène étrange semble laisser Georgette indifférente ; son visage affiche un sourire espiègle qui confère au tableau une harmonie précaire.
Un orage menaçant qui annonce la guerre
Drame personnel avec cette œuvre de Magritte, annonce d’un drame planétaire dans la toile de Marcel Gromaire, L’Orage sur le blé, datant de 1938. Des nuages lourds et noirs sont accrochés dans un ciel de plomb, coiffant des travailleurs à l’œuvre dans les champs. L’atmosphère angoissée symbolise la montée des tensions internationales qui déboucheront sur la guerre. “Cette composition est très structurée. Elle est servie par l’harmonie des couleurs sobres et chaudes, heureux mélange de maîtrise et de liberté qui accentue le lyrisme de la représentation, explique Françoise Chibret. On retrouve ici les thèmes chers au peintre, les travailleurs manuels, la terre nourricière”.
Belles surprises également du côté des sculptures. Axel Vervoordt a été séduit par le Walking leopard de Rembrandt Bugatti (1884-1916), jeune frère du constructeur automobile Ettore Bugatti. Dans ce petit bronze (24,6 x 45 cm) exécuté en 1911, l’art du sculpteur combine une touche impressionniste à une réduction cubique des formes éliminant les détails jugés inutiles. La Légende de la source ou le culte de l’eau, d’Anna Quinquaud (1890-1943), est une maquette en plâtre de la partie droite du haut-relief en pierre qui se trouve sur la façade de la Maison de l’Afrique occidentale à la Cité universitaire de Paris. Une femme de couleur, coiffée de tresses, est assise de profil et tient une jarre d’où se déverse l’eau sur le bas-relief de la Cité universitaire.
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Rétrospective, centenaires, chefs-d’oeuvre...
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°66 du 11 septembre 1998, avec le titre suivant : Rétrospective, centenaires, chefs-d’oeuvre...