Norman Rosenthal est commissaire des expositions à la Royal Academy (RA) depuis vingt ans. Cet ancien de l’Institute of Contemporary Arts, centre d’avant-garde très controversé, a insufflé une nouvelle vie à la très sérieuse institution londonienne. Riche d’une longue expérience et de nombreuses rencontres, il est considéré comme l’un des gourous internationaux des grands événements artistiques. Il parle de son “étrange métier”? et de la vitalité de la création artistique à Londres.
Quels sont vos goûts artistiques personnels, et dans quelle mesure se reflètent-ils dans le programme de la RA ?
Je n’ai jamais étudié l’histoire de l’art à l’université et j’en suis assez fier : je suis un amateur, au vieux sens du terme. J’aime aussi bien l’ancien que le contemporain, car l’art n’a rien à voir avec des valeurs absolues. Que l’on déplace des œuvres pour les installer dans un ordre particulier, et aussitôt elles acquièrent de nouvelles significations. C’est ce qui fait, en grande partie, l’intérêt des expositions. Ici, à la RA, je veux présenter l’art ancien de façon à le rendre nouveau, à lui donner du sens, et, quand la situation le permet, resituer l’art moderne dans la tradition. Tout art vient d’un autre art.
Comment obtenez-vous des prêts, la RA n’ayant pas un fonds important d’œuvres à offrir en échange ?
D’abord, je fais remarquer aux prêteurs que la RA est un lieu extraordinaire, que ses galeries sont superbes et qu’elle est située au cœur d’une des plus grandes villes du monde. Son histoire remonte à 1768 et son passé est prestigieux. D’autre part, nos expositions apportent toujours quelque chose d’utile : une nouvelle évaluation de l’œuvre, sa réaffirmation, et cela au bon moment. Enfin, je ne demande jamais un prêt que je ne peux raisonnablement espérer. Pour prendre un exemple ridicule, à quoi bon demander au Louvre de prêter La Joconde ? Je veille à ce que mes collaborateurs ne formulent pas des demandes qui me paraissent inacceptables, pour des raisons de conservation ou en raison de l’importance dans la collection des œuvres désirées.
Dans quelle mesure le programme d’expositions de la RA est-il freiné par des contraintes financières ?
Pour la collection Barnes, j’étais l’un des premiers demandeurs. Mais les honoraires – entre un et deux millions de livres sterling [environ 10 à 20 millions de francs] – dépassaient nos moyens, et nous n’avons pas trouvé assez de monde en Grande-Bretagne pour financer l’opération. Nous avons sollicité l’appui de personnalités influentes sans réussir à insuffler l’enthousiasme nécessaire. Tout est toujours une question d’enthousiasme. J’ai échoué.
Quelles sont les conséquences des problèmes financiers que la RA vient de connaître ?
Il n’y en a pas. Notre programme se déroule normalement. Que “L’âge du modernisme” ne soit pas venu à Londres comme prévu initialement a très peu à voir avec nos difficultés. Il y avait tout un ensemble de raisons, dont la situation financière n’était qu’un aspect, et un aspect non décisif. Nous avons eu notamment des problèmes avec les prêts – essentiels pour le projet – des musées russes, qui refusaient de s’engager jusqu’à la réélection de Boris Eltsine.
Vous avez dû être très déçu qu’une exposition si ambitieuse et si réussie, que vous aviez co-organisée, ne soit pas venue jusqu’à la RA ?
Tout est bien qui finit bien. À la place, la RA a monté “Sensation : jeunes artistes britanniques de la collection Saatchi”. Nous avons fait quelque chose d’autre, qui était peut-être aussi bon, et en tout cas plus significatif pour Londres.
En quoi “Sensation” était-elle importante ?
Je crois que “Sensation” sera bientôt considérée comme un tournant. L’exposition a eu lieu à un moment crucial de l’histoire de l’art britannique. Elle est arrivée quand elle devait arriver, et il y a toujours une sorte de magie dans ces choses qu’il m’est difficile d’expliquer.
Ce siècle a connu de nombreux grands artistes britanniques, mais ce qui distingue Damien Hirst et ses amis, c’est qu’il n’a jamais existé une culture de création aussi importante qu’aujourd’hui. Les artistes de Londres sont à l’affût de tout ce qui est nouveau, comme l’étaient ceux de New York dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt. Ces derniers le sont encore d’une certaine façon, mais pas les Allemands ni les Français. Il y a à Londres une activité extraordinaire. “Sensation” l’a saisie. Et ce fut un moment décisif.
En janvier 1999 se tiendra “Monet au XXe siècle”. De telles expositions ne risquent-elles pas de tomber dans le phénomène de mode ?
Bien sûr, mais nous faisons une exposition qui aura du sens. Nous montrerons Monet comme un artiste qui a apporté une contribution extraordinaire à l’art de ce siècle, et cela grâce à des prêts incroyables.
Après Monet, il y aura Van Dyck.
J’ai déjà organisé une exposition Van Dyck en 1968, quand je travaillais chez Agnew’s. Cette fois, nous le présenterons comme “le fils le plus digne de Rubens”. Tous deux comptent parmi mes artistes préférés. Je pense aussi au Tintoret. Je lui consacrerai une exposition : c’est un peintre très “moderne” qui reste à redécouvrir.
Comment la RA s’intègre-t-elle sur la scène londonienne ?
Je ne crois pas que quiconque aujourd’hui aurait l’idée d’inventer la RA, mais elle existe. Depuis les années trente, elle est célèbre pour ses expositions synoptiques. J’ai essayé de poursuivre cette tradition avec “Le Japon”, “L’art de la Photographie”, “Le génie et la gloire de Venise”, “Afrique”, et les séries du XXe siècle sur l’art allemand, britannique, italien et américain. La particularité de la RA est d’être un monde fermé, comme un théâtre, tandis que lorsqu’on se trouve dans les salles d’exposition de l’aile Sainsbury à la National Gallery, au sous-sol, on a toujours l’impression que c’est en haut qu’on devrait être, dans la collection permanente.
Peu de commissaires d’expositions au monde ont fait une carrière comme la vôtre. Comment avez-vous réussi ?
Il y en a d’autres : Françoise Cachin, Pontus Hulten, Joanna Drew, David Sylvester... Mon métier est un métier étrange. J’ai été très soutenu, et dans ce domaine, on ne peut rien faire tout seul. J’essaie de découvrir les meilleurs collaborateurs, mais cela ne se fait pas immédiatement. Pour l’exposition “Afrique”, nous avons décidé, un après-midi, de renoncer d’un seul coup à cinq années de travail, parce que l’exposition proposée ne nous satisfaisait pas. Nous l’avons organisée nous-mêmes, avec l’aide de Tom Phillips, un amoureux de l’art africain. Finalement, l’exposition était magnifique.
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Pragmatisme et travail d’équipe à la RA
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°60 du 9 mai 1998, avec le titre suivant : Pragmatisme et travail d’équipe à la RA