Tout d’abord, reconnaissons qu’il y a une émotion à découvrir, au fond d’une église perdue, un Caravage abîmé de partout. Il y a aussi quelque chose de mystérieux qui peut émaner d’un Caravage mal éclairé, lequel recèle sans doute autant de raccourcis virtuoses que de feux d’artifice insoupçonnés. Tout cela ne peut d’ailleurs qu’aviver notre désir d’en savoir plus sur le tableau, d’en déguster davantage les sous-parties, et de le regarder encore. Or si la vidéo donne à voir l’œuvre dans tous ses détails, il n’y a plus d’émotion à la dénicher ni de désir à la scruter. Et son mystère peut s’en trouver amoindri...
Ma réponse est radicale : ce type d’émotion, de désir et de mystère a fort peu à faire avec l’art. L’émotion propre à l’œuvre ne provient pas de ce qu’elle ne soit pas reproduite dans les livres ou les guides mais – les grands mots ayant été brandis, je me vois obligé de faire de même – l’émotion provient de sa beauté. Le mystère d’une œuvre ne provient pas de ce qu’elle soit mal éclairée mais que, bien éclairée, elle continue de rester mystérieuse. Et le désir qu’elle suscite ne devrait pas venir de ce qu’il soit nécessaire de s’abîmer les yeux ou se tordre la nuque pour la voir tout entière, mais de ce que sa beauté continue de nous surprendre à toutes les échelles où elle est regardée. En un mot comme en cent, si le mystère de l’œuvre d’art disparaît parce qu’on la voit bien, et parce qu’on en voit tout, alors ce n’est pas une bonne œuvre.
Quant aux noirs de la peinture qui seraient blanchis par un éclairage artificiel, ils ne prouvent que la mauvaise qualité d’un tel éclairage. De même qu’on ne saurait confondre le mystère d’une œuvre avec le secret dont on peut l’entourer (en l’éclairant mal, par exemple), on ne saurait confondre la figuration de l’obscurité (dans la moitié haute des Ménines dont les subtils détails nourrissent l’espace et permettent d’en deviner l’étendue) avec la noirceur de la toile que l’ombre et la crasse ont rendu opaque.
Quant à la question polémique de savoir si je ne cherche dans la vidéo qu’un instrument de pouvoir sur la peinture en général, art dont je me croirais le seul à connaître la jouissance, mon tour est maintenant venu de répondre, sur le même ton, à ce procès d’intention : « Toute votre antipathie pour la vidéo, les éclairages et toutes les machineries qui améliorent la vision et la diffusion des œuvres, n’est-elle pas due au fait qu’elle porte atteinte à la perfection de l’exemplaire Voyage en Italie que, sur les traces de Stendhal, vous aviez eu le privilège d’effectuer ? Ce qui vous agace dans l’accessibilité à tous les détails de l’œuvre, n’est-ce pas votre paresse à ne pas chercher tous les sous-tableaux qui font l’art de la peinture, que le peintre soit célèbre ou pas ? Tâche ardue à laquelle vous préférez les difficultés du périple dont chaque étape est un grand nom d’artiste répertorié dans votre guide ! Ce qui vous scandalise, c’est que vous n’auriez peut-être rien vu, à mon sens, des tableaux que pourtant vous avez vu, de ces tableaux si mal éclairés et si peu visibles qui vous ont fait vous écrier, en sortant de l’église perdue des Alpilles, “je l’ai vu !” »
Plus sérieusement, j’évoquais le mois dernier les nombreux défauts d’une œuvre auxquels un filmage en élévation pourrait faire croire alors que sa composition, faite pour être regardée en vision naturelle, était en réalité sans défauts. Plus discutables les uns que les autres, ces exemples de disproportion « intelligente », calculée par le peintre pour s’adapter au regard du spectateur en totale contre-plongée devant une fresque monumentale, sont des exceptions. Dans leur enthousiasme à prêter du génie à n’importe quel défaut d’une œuvre (« si c’est disproportionné, c’est pour compenser les effets de parallaxe »), les historiens d’art devraient alors faire reproduire leurs grands formats par des photos prises en contre-plongée – ce qu’ils ne font jamais – et devraient alors dénoncer comme des « erreurs » les proportions trop justes des anatomies irréprochables qu’on voit sur les grands tableaux – ce qu’ils ne font pas davantage.
Mais sur le plan théorique, l’objection demeure : c’est l’intention de l’artiste qui est trahie par des conditions de visibilité optimales dont il n’avait pas idée. Cette fois encore, il me faudra être radical. Le mois prochain.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Pourquoi toujours tout voir ?