Si le tableau qui vous passionne a été commandé pour servir de dessus de porte à la salle d’un palais, il est placé trop haut pour être vu comme il faut. S’il est destiné à une chambre qu’éclaire l’unique ouverture d’un œil-de-bœuf, il manquera de lumière pour être vu comme il faut. S’il est destiné à compléter une série de grands tableaux accrochés aux cimaises d’une galerie étroite, il manquera de recul pour être vu comme il faut. Donc : Heureusement que, pour mieux voir tous ces tableaux, on a inventé l’électricité, les gradins, les jumelles et l’image vidéo. Ma thèse est somme toute assez simple – c’est sa justification qui est délicate.
Thèse adverse : La peinture n’a souvent été, au même titre que la sculpture, qu’un des beaux-arts au service de l’architecture. Les artistes-peintres ont avant tout servi à composer, en collaboration avec d’autres artistes, l’architecture d’un lieu, éclairé par la seule lumière du jour. (Je suis d’accord.) Fresques peintes sur les murs nord et sud d’une salle de bal, éléments d’une prédelle au bas d’un autel d’église, paire de paysages disposés de part et d’autre de la cheminée d’un aristocrate, les tableaux sont rarement indépendants d’une architecture donnée. (Je suis presque d’accord.) Née bien après l’avènement du tableau de chevalet, « l’autonomie » de la peinture est un mythe récent qui ne devient « la règle » qu’avec l’art moderne. Quant aux exemples de dessus de porte, de pièce obscure et de corridors cités plus haut, le seul fait que le peintre avait connaissance des futures modalités d’existence de son tableau nous oblige à considérer l’usage de moyens optiques, électriques ou mécaniques censés « améliorer » la visibilité de l’œuvre comme une atteinte à son intégrité et une trahison de son auteur. Là, je ne suis plus d’accord.
On aurait tort de penser que l’emplacement qui fut prévu pour un tableau avant même sa conception, le recul que lui offre la configuration des lieux ou la qualité de la lumière dont il bénéficie relèvent forcément des intentions de l’artiste. Elles relèvent le plus souvent des conditions de production de son œuvre, ce qui est bien différent. Ce n’est pas parce que l’artiste savait que le tableau serait mal éclairé, même en plein jour, qu’il souhaitait pour autant ce mauvais éclairage. Combien de tableaux religieux commandés pour des églises ont été déplacés dans d’autres églises avant de se retrouver dans des musées où ils sont par ailleurs mieux visibles ? Combien de fresques qui ornaient une chambre royale ornent maintenant un escalier monumental, telle la chambre de la favorite d’un roi (François Ier) dont le sol fut défoncé pour servir d’aboutissement à l’escalier d’un nouveau roi (Louis XV), au château de Fontainebleau ? À chaque fois, les conditions de production se sont révélées être ce qu’elles sont : des conditions de « postproduction » – dont on préfère qu’elles améliorent, plutôt qu’elles ne détériorent, la visibilité des tableaux. Éclairage zénithal d’un groupe de fresques ou remastérisation d’un enregistrement musical, la postproduction est une instance inévitable de l’avenir des œuvres. Bref, si les conditions de postproduction améliorent notre confort visuel ou sonore, quel artiste s’en plaindrait ?
Voyons les choses avec pragmatisme. Les lettres et contrats qui témoignent de l’activité artistique depuis la Renaissance nous apprennent combien la concurrence est forte entre peintres et combien leur besoin d’argent se fait pressant depuis qu’ils ne font plus partie d’une guilde mais dirigent un « atelier » qui porte leur nom. L’artiste est déjà comblé par un prince ou un pape s’il a été choisi pour peindre tel décor plafonnant ou telle chapelle rayonnante qu’on l’imagine mal discuter de la taille de son tableau de commande ou de l’architecture du lieu qui lui est destiné. Le peintre a suffisamment à faire pour réussir son tableau et se distinguer de ses collègues peintres, pour spéculer sur la hauteur de son accrochage, les escaliers qui en multiplieraient les points de vue, les ouvertures des fenêtres qui en augmenteraient la luminosité. Il travaille à son œuvre dans les meilleures conditions qui soient, c’est-à-dire à la lumière du nord, aux heures du soleil, et à toutes les distances qu’il souhaite – juché sur un escabeau ou reculant au fond de son atelier – et c’est dans ces conditions optimales qu’il le jugera achevé. Bref, la caméra n’invente rien qui n’ait été d’abord vu et revu par le peintre, et ce sont ses visions du tout et de ses parties que, plus qu’aucun média, la caméra restitue au seuil de notre siècle.
La merveilleuse exposition « Primatice, maître de Fontainebleau », au Louvre, jusqu’au 4 janvier 2005, est l’occasion de revoir ce qu’il reste des décors que Primatice conçut pour le château de Fontainebleau : les deux fresques sur le mur ouest de la chambre de la duchesse d’Étampes, la Diane de la galerie François Ier, la façade de la grotte des Pins. Musée du Louvre, tél. 01 40 20 50 50, château de Fontainebleau, tél 01 60 71 50 70.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : Pourquoi toujours tout voir ?