PALAISEAU
Si la tendance est au décloisonnement des filières, les jeunes polytechniciens qui bifurquent vers le design se heurtent encore à l’absence de reconnaissance d’un double parcours de ce type.
PALAISEAU - Grande école militaire fondée en 1794 sous la Convention, école d’ingénieurs portée par sa devise « Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire », l’École polytechnique, dite l’X, s’est distinguée tout au long de son histoire par la pluralité de ses enseignements. Le dessin y fut présent dès l’origine, d’abord obligatoire, puis optionnel après 1968. Dans ces mêmes années, l’École s’ouvrit au modèle vivant féminin, d’abord placé sous la protection d’un garde municipal ! Aujourd’hui, au-delà des mathématiques, de la physique, de l’économie, de la biologie et de l’informatique… les élèves reçoivent une formation humaine, militaire et sportive. Les jeunes polytechniciens choisissent leurs cours et séminaires d’humanités et sciences sociales au sein de la riche offre du département de l’École (H2S) et, sur les 500 élèves que compte chaque promotion, un bon tiers opte pour l’histoire de l’art, les arts, l’architecture, le design ou depuis l’an dernier le cinéma. Thomas Schlesser, professeur d’histoire de l’art (et par ailleurs directeur de la Fondation Hartung-Bergman à Antibes), le souligne : « Mon cours s’inscrit dans une longue tradition d’ouverture de l’école aux croisements disciplinaires. À travers les connexions qu’elle entretient avec le monde environnant, l’histoire de l’art contribue à former des individus engagés au service de la société. » La pratique en ateliers du dessin, de la sculpture, de la gravure ou de la peinture attire aussi nombre d’élèves. « L’objectif n’est pas de former des artistes, mais d’apprendre aux élèves à se servir de leur main pour traduire leur pensée, ce qui, pour la plupart, est nouveau et exotique ! », précise Gilles Gressot, coordonnateur des enseignements d’arts plastiques.
Les destins des polytechniciens à l’issue de l’école sont multiples, quelques officiers dans l’armée, des capitaines d’industrie, des banquiers, des économistes, des personnalités politiques… mais aussi de rares cas d’artistes, de musiciens, depuis quelques années, un petit nombre d’architectes, et tout récemment, forts de leur volonté, des designers.
Des parcours complémentaires
Trois polytechniciens ont accompli un vrai parcours du combattant pour faire droit à leur passion. Parmi eux, Jean-François Gleyze, ingénieur géographe, décide à l’âge de 33 ans de changer de vie. Il réussit le concours de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI) en 2009 et en sort diplômé quatre ans plus tard : « J’ai toujours été frustré de ne pas faire d’études artistiques, j’ai eu mon bac à 16 ans, bon en maths, j’ai suivi la voie qui semblait toute tracée. » Tout en ne regrettant nullement sa formation scientifique qui lui a appris la rigueur, il s’accomplit sous sa seconde peau. « L’ingénieur pense problème/solution. Il segmente, cloisonne, cible des fonctionnalités. Le designer pense usage complexe et terrains connexes », explique-t-il. La formation suivie à l’ENSCI lui permet de se « déformater ». Bientôt, il relie géographie et cartographie en imaginant un dispositif numérique d’aide à la visite pour le Musée du quai Branly (Cosmographie) qui facilite le repérage dans l’espace muséal, la rencontre avec les objets, ainsi que la compréhension des contextes historiques et culturels. Aujourd’hui, également enseignant à l’ENSCI, Jean-François Gleyze pointe l’absence paradoxale de double parcours diplômant polytechnicien-designer, alors que de tels profils seraient vivement souhaités par les entreprises.
Claire Lapassat, 32 ans, s’est battue elle aussi pour devenir designer. Admise à l’X en 2005, puis au concours de l’ENSCI l’année suivante, elle effectue son stage militaire dans un établissement de réinsertion des jeunes d’outre-mer à Mayotte, puis conduit ses deux parcours de front, avec des décalages de formation. L’X ne l’autorisant pas à valider sa quatrième et dernière année d’études dans le cadre d’un master à l’ENSCI jugé insuffisamment scientifique, alors que des accords existent avec de nombreuses écoles et universités françaises et étrangères. La jeune ingénieure obtient son diplôme de designer en 2011 au terme de cinq années d’études. « La pratique du dessin a toujours été pour moi vitale ! Le dessin apprend à voir, à rendre capable de dialoguer avec le réel. L’ingénieur ne doit pas seulement dérouler des théorèmes. Travailler sur des perspectives atmosphériques et des rendus de matière aiguise la sensibilité. » Mais le design, porteur d’un mouvement de fond pour insuffler innovation et cohésion au cœur de la société, est aussi nécessaire à la formation des « X » pour qu’ils deviennent « des individus humainement complets et des acteurs de leur temps ». Elle poursuit : « Un cours de design a été créé à l’X en 2006, des projets mixtes arts et sciences se développent à l’École et dans divers établissements. Mais une nouvelle étape doit être franchie avec une réelle reconnaissance de la discipline et des doubles diplômes ingénieur-designers structurés sur le modèle de ce qui a été fait pour l’architecture avec l ‘École nationale des ponts et chaussées et l’École d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée. Il faut aller au-delà des acculturations réciproques et voir que ce sont de vrais métiers que l’on ne peut maîtriser en claquant des doigts ! »
Des double profils très appréciés
Solide dans ses convictions, Claire Lapassat a créé l’Atelier Universel, agence de design et de conseil pluridisciplinaire qui réunit des doubles profils, architecte-urbaniste, designer-compagnon du devoir… Elle vient de dessiner un viaduc de 30 km en béton innovant, travaille sur un projet de voiture autonome avec une filiale de Saint-Gobain et participe à l’aventure de la start-up Cycle Farms spécialisée dans les systèmes agricoles en concevant des dispositifs destinés à élever des mouches et des larves… Tandis qu’à l’X le discours dominant est d’inciter les jeunes à « disrupter », à être créatif, à prendre des risques, le temps semble venu de faire place à des filières diplômantes décloisonnées. Après l’ingénieur-architecte, l’ingénieur-urbaniste, l’ingénieur-manager, l’architecte-designer, le double diplôme Centrale-ENSCI, récemment apparus, à quand l’ingénieur polytechnicien-designer ?
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Polytechnique mène à tout, même au design
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°478 du 28 avril 2017, avec le titre suivant : Polytechnique mène à tout, même au design