Diplomatie

Picasso, un sésame pour l’Europe ?

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 20 janvier 2006 - 783 mots

Le Musée Sakip-Sabanci à Istanbul présente actuellement une grande rétrospective « Pablo Picasso ». Cette manifestation s’inscrit dans la stratégie de la Turquie de se rapprocher culturellement de l’Europe.

 ISTANBUL - Pour la première fois de son histoire, la Turquie présente une rétrospective consacrée à un grand artiste européen. Visible jusqu’au 26 mars au Musée Sakip-Sabanci, à Istanbul, l’exposition « Picasso à Istanbul » a été organisée avec l’aide de la famille Sabanci, qui dirige l’une des principales sociétés turques et œuvre notoirement pour l’entrée du pays dans l’Union européenne.
Inauguré en 2002 et administré par l’université Sabanci, le musée est installé dans la demeure historique de la famille, dont sont présentées les collections turques et ottomanes. De nouvelles salles d’exposition ont été ouvertes en juillet 2005 pour répondre à l’ambition internationale de l’institution. Son directeur, Nazan Ölçer, a notamment été co-commissaire de l’exposition « Turks » présentée l’an dernier à la Royal Academy de Londres (lire le JdA no 209, 18 février 2005).

Programme stratégique
Après l’exposition Picasso, la principale manifestation de l’institution cette année sera consacrée à Rodin, en coopération avec le Musée Rodin de Paris (du 5 juin au 3 septembre).
Güler Sabanci, la seule femme à diriger une grande entreprise en Turquie, milite depuis longtemps pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, et l’exposition Picasso s’inscrit dans cette stratégie. Après le décès en 2004 de son oncle Sakip Sabanci, l’homme le plus riche de Turquie, elle est devenue présidente de Sabanci Holdings, société présente dans nombre d’activités, des pneus au tourisme. « Notre exposition est la preuve que la Turquie s’intéresse à l’Europe et à l’adhésion à l’Union, nous a-t-elle déclaré. Picasso symbolise le modernisme. Nous l’avons amené à Istanbul parce que nous croyons que la Turquie fait partie de l’Occident et de cette modernité. »
Le 4 octobre, l’Union européenne a accepté d’ouvrir les négociations avec la Turquie en vue de son
adhésion. Le même jour, le président de la République française, Jacques Chirac, avertissait que la Turquie devrait opérer « une révolution culturelle majeure » si ces négociations aboutissaient. L’exposition Picasso du Musée Sabanci a été ouverte le 24 novembre, et, même si elle a nécessité trois ans de préparatifs, est considérée comme un présage des mutations à venir.
Avant l’inauguration, le choix d’exposer les œuvres érotiques de l’artiste dans une ville si majoritairement musulmane posait problème. Mais l’autocensure a vraisemblablement été rare, malgré d’intenses débats au sein de l’équipe du musée pour décider du choix de l’œuvre venant illustrer la couverture du catalogue. C’est finalement Siesta qui l’orne, une représentation stylisée de la voluptueuse maîtresse de Picasso, Marie-Thérèse Walter.
L’exposition a été organisée avec le concours de Bernard Ruiz-Picasso, petit-fils de la première épouse de l’artiste, Olga Khokhlova. Au titre de la « succession Picasso », cette branche de la famille a hérité de centaines d’œuvres de toutes les périodes. Parmi les cent trente-cinq pièces prêtées au Musée Sabanci, sept proviennent de la Fondation Almine et Bernard Ruiz-Picasso pour l’art et cent douze d’une « collection privée », autrement dit celle de la branche familiale de Bernard Ruiz-Picasso. Ces prêts vont d’une peinture réaliste d’un moineau datant de 1895 à une figuration stylisée de torero de 1971. La plupart de ces œuvres n’avaient pas été exposées depuis la mort de Picasso, dont une Vanitas en grisaille de 1946. Douze autres pièces ont été prêtées par des musées, trois par le Musée Picasso de Barcelone, huit par le Musée Picasso de Paris, et une par le Musée d’art moderne de Lille Métropole à Villeneuve d’Ascq. C’est une excellente introduction à l’œuvre de l’artiste dans sa diversité, même si l’exposition n’apporte rien de nouveau à la connaissance de son travail.

Des loukoums chaque jour
Interrogé pour savoir si Bernard Ruiz-Picasso, qui a participé à la sélection des pièces, a monnayé le prêt d’un tel ensemble, le musée n’a pas souhaité nous répondre. La campagne de promotion n’a pas, en tout cas, regardé à la dépense, à en juger par les milliers de banderoles publicitaires accrochées aux lampadaires des artères principales d’Istanbul. Le Musée Sabanci a dû en effet estimer que, pour entrer dans le circuit international, il devait montrer quelque faste.
Qu’aurait pensé Picasso de se voir exposer à Istanbul, aux portes de l’Asie ? L’artiste, qui a étonnamment peu voyagé en dehors de la France et de l’Espagne, n’est jamais venu en Turquie. Mais il a été proche de ce pays et de sa culture par sa passion pour la céramique et son goût pour les loukoums, qu’il aurait dégustés quotidiennement, pour une meilleure concentration…

PICASSO À ISTANBUL

Jusqu’au 26 mars, Musée Sakip-Sabanci, université Sabanci, Istanbul, ouvert tlj sauf lundi, mardi-jeudi-vendredi-dimanche 10h-18h, mercredi-samedi 10h-22h. Catalogue, 336 p, ISBN 975-8362-54-2.

L’art contemporain aussi

Alors que la Turquie s’ouvre à l’art moderne avec l’exposition consacrée à Pablo Picasso, le « Istanbul Modern », le musée d’art contemporain ouvert le 14 décembre 2004, a annoncé avoir reçu environ 490 000 visiteurs lors de sa première année d’existence. « Nous nous attendions à un tel succès, car nous savions qu’il y avait une vraie demande du public turc, qui s’est concrétisée par l’afflux de milliers de visiteurs aux premiers jours de l’ouverture du musée », a commenté Handen Senköken, porte-parole du musée. La ville du Bosphore organise en effet depuis 1987 une biennale d’art contemporain qui a attiré pour sa 9e édition, du 16 septembre au 30 octobre 2005, 51 000 visiteurs, dont 16 000 étudiants. Le Istanbul Modern, dont la direction est assurée par l’Espagnole Rosa MartÁ­nez, a déjà accueilli une dizaine d’expositions temporaires réunissant artistes turcs et occidentaux, parmi lesquels figurent Jeff Koons, Christian Boltanski, Ghada Amer, Louise Bourgeois ou Santiago Sierra. En juin, le musée devrait présenter un ensemble d’œuvres exposées lors de la dernière Biennale de Venise. Ce transfert inédit depuis la création de la grande manifestation d’art contemporain est rendu possible par Rosa MartÁ?nez, qui fut aussi l’une des deux directrices de son édition 2005.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°229 du 20 janvier 2006, avec le titre suivant : Picasso, un sésame pour l’Europe ?

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