Sous la férule de Thomas Krens, le Musée Guggenheim a poursuivi ces dernières années une politique d’expansion volontariste que la crise semble remettre en cause. L’ouverture, quelques semaines après le 11 septembre, de deux nouveaux espaces à Las Vegas, en collaboration avec le Musée de L’Ermitage de Saint-Pétersbourg, constitue de bien des points de vue un événement remarquable.
LAS VEGAS - Terriblement désœuvrés quand la Prohibition prend fin en 1934, Bugsy Siegel et Meyer Lansky quittent New York et se retrouvent à Hollywood, où ils investissent dans l’industrie du jeu. Après la saisie du SS Rex, bateau-casino en dehors des eaux territoriales au large de Santa Monica, ils décident avec d’autres partenaires inspirés et expérimentés de jeter leur dévolu sur Las Vegas. Dans les années 1940, Vegas n’était qu’une oasis poussiéreuse à trois cents miles à l’est de Los Angeles qui tardait à se développer malgré la complaisance des autorités du Nevada, favorisant alcool, mariage et prostitution. “Le choix du désert est délibéré expliquait Lansky. Une fois que vous avez amené les touristes là, après qu’ils ont mangé et bu tout ce qu’ils peuvent, la seule chose qui leur reste à faire est de jouer.” Mais pour qu’ils s’oublient et jouent gros, il fallait leur procurer une irrésistible sensation de grandeur et de confort. Le Flamingo allait pour la première fois répondre à cette cruciale nécessité : quelques millions de dollars plus tard, le palace inachevé est malgré tout inauguré le 26 décembre 1946. Une poignée de célébrités y assistent, mais l’événement consiste surtout en pertes considérables que Lucky Luciano impute aux indélicatesses de Bugsy Siegel, qui sera consciencieusement achevé de neuf balles de carabine.
Les fondations mafieuses de Las Vegas ont, au fil du temps, été rationalisées et la ville continue aujourd’hui de se développer et de s’enrichir à un rythme spectaculaire, accueillant environ 35 millions de visiteurs par an qui y séjournent en moyenne trois jours. Le Mirage, L’Aladin, le Bellagio, le Caesar Palace, le Venitian, entre autres établissements, reprennent à une échelle plus vaste le concept original du Flamingo : marbre ou épaisses moquettes, plafonds à la feuille d’or, buffets à volonté, bassins et fontaines, tour Eiffel et Empire State Building, Gucci et Gap à perte de vue, Pavarotti en cire et soldats de l’Empire romain en chair et en cuir, musique et bandits-manchots. Naturellement par centaines. Puérile, vulgaire et totalitaire par principe, la ville célèbre l’artifice sous toutes ses espèces et ne tolère aucune exception. Tout objet authentique qui y est introduit ne devient pas seulement faux : il est littéralement absorbé dans une pathétique caricature de lui-même. Et ne perd pas seulement son aura, mais aussi, à l’instar des touristes déambulant nuit et jour sous les cieux électriques, son ombre. C’est pourtant à cette condition qu’il acquiert une nouvelle valeur.
Inspirés par l’exemple pionnier de leur confrère du Bellagio – qui a présenté ses propres œuvres impressionnistes à quelques pas des roulettes et des tables de black-jack –, Sheldon Adelson et Rob Goldstein, respectivement chairman et président du Venitian, ont compris ce que la présentation de chefs-d’œuvre à la réputation bien établie pouvait rapporter là où l’ennui est une redoutable menace. Ils se décidèrent à contacter Thomas Krens, connu pour avoir brisé nombre de tabous dans le monde frileux et désuet des musées. Visitant Las Vegas, le directeur du Guggenheim fut rapidement convaincu par une telle opportunité qui coïncidait avec la politique de rotation maximale des œuvres, laquelle garantit la rentabilité des collections plus sûrement que la mise à l’encan de pièces majeures. New York, Bilbao, Venise, Berlin, des projets au Brésil, en Chine, en Russie : dans un tel circuit, la capitale du jeu a sans doute quelque chose d’exotique, mais outre son potentiel économique, elle est aussi un terrain d’expérimentation architecturale. Lecteur assidu de Robert Venturi, père du Post-modernisme, proche de Frank Gehry et de Rem Koolhaas, Thomas Krens est soucieux de perpétuer la tradition d’excellence architecturale inaugurée par Frank Lloyd Wright à Manhattan. Les nouveaux associés s’accordèrent sur la construction d’un lieu permanent qui devait, selon Krens, “offrir une solution créative s’intégrant au caractère de Las Vegas tout en préservant la dignité d’une institution culturelle”.
C’est à Koolhaas, qui a entre autres élaboré le plan d’EuraLille, que fut confiée la tâche de concevoir un immense espace modulable où présenter aussi bien 120 motocyclettes dans un décor conçu par Frank Gehry que d’imposantes sculptures de Richard Serra ou encore des expositions de mode et de design. Cet espace de près de 2 000 mètres carrés est en effet remarquable, à la fois par sa sobriété dans un contexte qui en est totalement dépourvu, et par son absence de façade extérieure. Intégré dans le non-lieu de l’hôtel, il peut difficilement susciter la moindre controverse ou la moindre passion. Conçu par le même architecte, de l’autre côté du casino, dans un esprit parfaitement conventionnel, la galerie Guggenheim-Ermitage est quant à elle destinée à présenter une quarantaine de tableaux provenant des collections des deux musées. Le partenariat avec Saint-Pétersbourg permet au Guggenheim d’étendre son réseau et de conforter une position de force dans le délicat jeu des prêts aux fins d’expositions temporaires. Pour Mikhaïl Piotrovsky, directeur de l’Ermitage, c’est une formidable occasion de générer quelques bénéfices dont la vénérable institution a bien besoin. La crise déclarée ouverte par la destruction du World Trade Center oblige cependant à revoir les profits à la baisse : la fréquentation serait à l’heure actuelle inférieure de quelque 40 % par rapport aux estimations initiales, et comme nombre de grandes entreprises, le Guggenheim licencie.
Pour contraster la dimension univoque de l’entreprise et répondre aux besoins de la légende, Piotrovsky n’a pas hésité à déclarer au journal Le Monde que ce projet “est aussi une idée socialiste, parce que c’est de l’art pour le peuple.” Pourquoi pas. Dans l’univers aveuglant de Las Vegas, on peut comprendre que les mots perdent leur sens comme on peut comprendre que les œuvres de Picasso ou de Kandinsky soient réduites à leur valeur nominale par cet exil improbable. C’est sans doute pour cette raison que le choix des tableaux dans l’exposition ne répond pas à d’autres critères que ceux de la publicité qui doit lutter avec les innombrables spectacles de magiciens et de danseurs. Difficile alors de s’abandonner à la contemplation des splendides Trois femmes de Picasso ou aux Improvisations de Kandinsky, difficile tout simplement de les voir. C’est évidemment en cela que le Guggenheim-Las Vegas est un événement de première importance : dissolvant le regard, il désagrège aussi fatalement le pouvoir dialectique de l’art. La politique du pire, en la matière, dont Quatremère de Quincy avait eu la prémonition, peut prospérer : “Lorsque certaines causes, écrivait-il, en imprimant un nouveau mouvement aux habitudes des peuples, ne donneront plus à l’activité des esprits d’autre besoin que celui du commerce ; [...] lorsque, placés sur le même niveau, par une communauté ou une égale répartition d’estime et de faveurs, avec tous les objets d’utilité mercantile, leurs ouvrages n’auront plus dans la société d’autre valeur que celle de leur débit, pour l’artiste d’autre perspective que celle de l’intérêt pécuniaire qu’on en retire.”
- Guggenheim-Las Vegas et Guggenheim-Ermitage, 3355 Las Vegas Boulevard South, Las Vegas, tél. 1 702 414 2440, ouvert tous les jours de 9h30 à 20h30. www.guggenheimlasvegas.org
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Picasso et Kandinsky au pays des machines à sous
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : Picasso et Kandinsky au pays des machines à sous