Roman Opalka est décédé le 6 août à l’âge de 79 ans. Philippe Piguet, qui l’a bien connu, évoque l’homme et son œuvre.
Jean-Christophe Castelain : Quels étaient vos liens avec Roman Opalka ?
Philippe Piguet : Je connais Roman depuis à peu près vingt-cinq ans, et son travail, un peu en amont de quelques années. Je me souviens très bien des premiers échanges. Cela devait être à Marseille. J’ai tout de suite été fasciné par l’individu. Au milieu des années 1980, j’ai eu l’occasion d’écrire sur son travail. Au fil du temps, nous avons bâti une relation amicale. C’est mon mode de fonctionnement privilégié avec les artistes. J’ai besoin de rencontrer l’homme derrière l’œuvre. Son installation à Teillé, dans la Sarthe, m’a permis d’aller le voir très régulièrement. On se retrouvait alors dans son atelier et nous parlions. Je l’ai vu la dernière fois à la mi-juin pour organiser le départ de ses œuvres pour l’exposition de Thonon (1).
J.C.C. : Quel était donc l’homme « derrière l’œuvre » ?
P.P. : Je dirais tout d’abord qu’il était en permanence dans la peinture, mais sans que cela soit obsessionnel ou pénible pour les autres. Il aimait vivre aussi. C’est quelqu’un qui aimait bien manger, bien boire. Alors que son travail aurait pu laisser entendre qu’il était un artiste un peu radical et monacal, l’homme jouissait pleinement de la vie. Lors de notre première rencontre, nous avions parlé de voitures de compétition. Il adorait les voitures de sport.
J.C.C. : Se confiait-il facilement ?
P.P. : Il m’a parfois confié des choses privées. Il refaisait tout, toujours. Il aimait bien reprendre l’histoire du premier tableau. C’était une façon pour lui de se donner des armes quant à la pertinence de son travail. Il aimait parler de son travail, dans un mélange de sérieux et de drôle. Il en parlait comme une promenade. Et dans le même temps, il parlait de « cette connerie ». Il la regardait à distance et se disait : « Les gens vont dire que c’est une connerie de vouloir représenter l’ensemble des nombres entiers. » C’était aussi une façon de se moquer de ceux qui ne comprendraient pas.
J.C.C. : Quels étaient ses rapports avec les autres artistes ?
P.P. : Il ne regardait pas tellement ce que faisaient les autres. Au début sans doute un peu plus. Mais quand je l’ai connu, non. Sur les murs, à Teillé, il n’y a pas d’œuvres d’autres artistes que lui. Il y a quelques tableaux anciens, italiens, et quelques œuvres de lui, d’avant le « Programme ». Il avait besoin de voir son travail « d’avant ».
J.C.C. : Né de parents polonais, était-il resté proche de la Pologne ?
P.P. : Oui, réellement. Attenant à l’atelier, il y avait sa chambre, qu’il appelait « la Pologne ». C’était son territoire, avec un poste de télé câblé sur la Pologne qu’il regardait beaucoup. Il faut se rappeler que, même s’il est né en France, ses parents et lui sont retournés en Pologne en 1935-1936. Toute la famille a été emprisonnée en Allemagne pendant la guerre. Ils sont revenus à Varsovie, il y a fait l’école des beaux-arts après celle de Lodz. Il a pu circuler librement et sortir de Pologne, car c’était un artiste reconnu dans les années 1960 sur le plan graphique. Il a raflé la plupart des grands concours d’art graphique. Il a pu exposer très rapidement les tableaux des nombres en Italie et Allemagne.
J.C.C. : Quand s’est-il installé en France ?
P.P. : En 1975 dans le Périgord à Bazérac. C’est concomitant avec la rencontre de sa seconde femme, Marie-Madeleine, qui est suisse. L’aisance économique est venue surtout dans les années 1980. Il a toujours été attentif à ne jamais brader son travail. Il préférait attendre pour vendre une toile. Puis il est venu à Teillé. Il avait acheté une grande ferme, tout était aménagé sans ostentation. Son atelier avait une allure de chapelle.
J.C.C. : Comment l’idée du « Programme », peindre sans relâche et sans fin les nombres qui se succèdent, lui est-elle venue ?
P.P. : C’est arrivé au café Bristol à Varsovie. Il attendait sa première femme. Il en parle comme cela : là, il a une révélation, « mon eurêka », disait-il. Mais il ne s’y est pas mis tout de suite. Il a eu besoin d’y réfléchir pendant sept mois. « Quand j’ai posé le 1, confiait-il, je tremblais. » Et quand il a terminé le premier tableau, il a été hospitalisé un mois. « Je savais qu’il fallait le faire, sans me douter de toutes les conséquences », ajoutait-il. Très vite il a décidé que ce serait sur fond gris (le premier est sur fond noir, et il y a eu au moins deux fonds de couleur, rouge et bleu), car le gris est toutes les couleurs. Ce n’est qu’en 1972 qu’il a ajouté 1 % de blanc sur le fond à chaque nouveau tableau. Par la suite, il a enregistré sa voix énonçant en polonais le nombre qu’il était en train de peindre. Puis il prenait une photo à la fin de chaque séance. Tout était prêt : il se retournait et déclenchait l’appareil. Au travail, Roman revêtait toujours un pantalon, une chemise et des chaussures blancs. Un rituel.
J.C.C. : Comment résumer son Programme ?
P.P. : C’est très simple : un projet de vie, un projet d’œuvre. Une vie entière consacrée à une œuvre, et là je retrouve les Nymphéas de Monet. Dans une déclinaison sérielle, une quête métaphysique de l’infini. Malevitch règle le problème de l’infini avec un seul tableau. Roman affronte ce problème tout au long de sa vie. Chaque tableau s’appelle Détail et est potentiellement le dernier. Le programme est à la fois conceptuel, mais aussi pictural. Il y a un propos vectoriel qui prend forme dans la peinture, la photo et le son. On est bien dans l’incarné. Cela rejoint les grandes œuvres de l’humanité. Cela parle d’un art de la présence. Ce n’est pas de la représentation. Opalka disait qu’il sculptait le temps.
J.C.C. : À partir de 1970, il se consacre exclusivement à son Programme, n’est-ce pas une forme de confort ?
P.P. : Certainement pas ! Le confort est une appréciation culturelle. Il le revendique comme une liberté, pas comme un confort. Une liberté pour ne pas avoir à se préoccuper du sujet, qui est la fausse question de l’art. Monet c’est pareil, à la fin de sa vie, il ne fait que des nymphéas. Monet a aussi évacué le sujet. Le savoir-faire d’Opalka se situe dans la démarche. Il sait évidemment faire un portrait. Et il n’a jamais douté, car il avait la certitude qu’il fallait le faire. Une chose impérieuse au-dessus de lui. Ces dernières années, il produisait à peu près un tableau et demi par an. Il en aura peint 235 au total.
J.C.C. : L’exposition qui se tient actuellement à Thonon, et que vous avez montée, est donc la dernière de son vivant…
P.P. : L’idée a été de montrer des travaux antérieurs et simultanés au début du Programme. Il m’avait accordé la possibilité de faire cette exposition avec trente-cinq dessins de 1949 à 1957, deux séries de peinture abstraite sur papier et une série d’eaux-fortes, de sorte à montrer qu’il y a un Opalka avant Opalka. C’est un artiste débutant, qui passe par un travail graphique, avec des thématiques très diverses. Puis l’abandon de la figure pour la recherche sur le mouvement, pour un travail sur le phonème. Ce n’est pas une rétrospective. Ce qui m’a intéressé, c’est de cibler sur les éléments qui l’ont conduit à l’écriture numérique. Opalka avant le Programme révèle un grand dessinateur et un maître absolu de l’estampe. Cela fait une belle totalité, non ?
(1) « Opalka, le vertige de l’infini », jusqu’au 2 octobre, chapelle de la Visitation et galerie de l’Étrave, Thonon-les-Bains, tél. 04 50 70 69 49, tlj sauf lundi et mardi 14h30-18h
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Philippe Piguet : « Opalka sculptait le temps »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°352 du 9 septembre 2011, avec le titre suivant : Philippe Piguet : « Opalka sculptait le temps »