Philippe Lepeut

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mai 2002 - 961 mots

Au centre d’art de la Ferme du Buisson à Noisiel, Philippe Lepeut présente son premier film, Le Projet Robinson, une fiction de 26 minutes qui, en prenant appui sur le personnage de Robinson Crusoé, traite de la question du paysage dans sa relation au langage et à la solitude.

Il y a des rencontres – ne serait-ce que ponctuelles – comme il y a des lectures – même très lointaines – qui marquent les individus de façon indéfectible. Elles déterminent leur avenir, l’orientant dans un sens plutôt que dans l’autre, sans qu’ils s’en rendent compte sur le moment. The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe of York, Mariner, l’ouvrage culte que publie Daniel Defoe en 1719, compte parmi les souvenirs d’enfance qui collent à la peau de Philippe Lepeut. Il en connaît les épisodes presque par cœur et en tutoie volontiers les protagonistes. Pour un peu, il avouerait même s’identifier au héros du romancier. Non qu’il se sente coupé du monde, perdu sur une île déserte, tenu à l’écart de la scène artistique (il a les deux pieds dedans, bien au contraire), mais il jalouse en fait Robinson. Il le jalouse de se retrouver en situation de table rase et de devoir tout repenser de la vie à partir du seul paysage qu’il a sous les yeux et des seules ressources naturelles que lui offre l’île sur laquelle il a échoué. « Je me sens très proche de Robinson », reconnaît-il volontiers, ajoutant sur un ton quelque peu amusé : « quand tout va bien, il faut toujours que je me naufrage ». Curieux naufrages en vérité qui l’ont entraîné au fil du temps et de son œuvre à imaginer toutes sortes de vues panoramiques, d’espaces sidéraux, de constellations, de fonds tramés à l’image de cieux en mouvement, de paysages intermédiaires, de projets pour des jardins... Il faut dire que l’art de Philippe Lepeut est requis par la question du territoire. L’espace, chez lui, est toujours au centre de ses recherches. La lecture de Defoe ne pouvait donc que revenir un beau jour à la charge et passer de façon explicite au premier plan de ses préoccupations. Côté rencontre, Philippe Lepeut se rappelle toujours avec grande émotion le jour où il a passé un moment – bref il est vrai, mais combien mémorable ! – avec Luis Buñuel. L’auteur d’Un Chien andalou est alors un mythe vivant et c’est à peine s’il ose lui parler. Il est là, avec lui, c’est déjà beaucoup. Il le scrute du regard, le dévore des yeux pour n’en pas perdre un instant. S’il se souvient que le cinéaste était déjà très vieux, à la fois fragile et fermement appuyé sur sa canne, c’est une rencontre que Lepeut se remémore comme l’acte de confirmation non seulement de sa passion pour le cinéma mais de l’envie qu’il avait alors d’en faire un métier. La passion de l’image, qu’elle soit fixe ou animée, voilà longtemps que Philippe Lepeut en a fourni mille preuves : son œuvre compte notamment toute une production de photographies et de bandes vidéos qu’il met en jeu dans ses installations. La réalisation d’un film est d’une toute autre trempe, c’est une aventure bien plus complexe. Il faut entendre Lepeut parler de celui qu’il vient de réaliser, Le Projet Robinson, le premier dans le genre, pour apprécier comment il a réussi enfin à marier le souvenir d’une lecture à son amour du cinéma. Il faut l’avoir vu en pleine action lors du tournage pour comprendre que, jusqu’à ce jour, cet amour était en fait rentré. Un amour tu, en quelque sorte, qu’aucune pratique ne pouvait compenser, ni la photographie, ni même la vidéo. Ce faisant, ce n’est pas à la découverte d’un nouveau genre qu’il s’est trouvé confronté mais à son expérience... enfin. Si les photographies qu’il a réalisées dans le passé, comme cette série d’Images, vite (Paris/Sélestat) prises à bord du train reliant la capitale à la petite ville d’Alsace, montrent son goût pour le travelling et pour l’image brouillée, l’objet-film l’intéresse pour ce qu’il exige « une construction avec une narration, un début et une fin ». Pour le travail d’équipe aussi. Question de lutter contre la solitude, sans doute. « Le Projet Robinson, tient-il à préciser, n’est pas le fait d’un seul individu. Bien sûr, l’idée est mienne, mais j’ai choisi de travailler avec des écrivains (Pierre Giquel, Claire Guézengar et Franck Marteyne), avec un chorégraphe (Hervé Robbe), un couturier (Martin Margiela) et avec des comédiens sourds-muets. » S’il ne vit pas sur une île déserte, Philippe Lepeut est à l’instar de Robinson dans la permanente impatience de l’autre. Pour lui, « l’entreprise “en creux” de Robinson est de taire en lui tous les désirs qu’il ne peut satisfaire et en premier lieu son désir de l’autre ». Robinson est seul. Derrière l’objectif des deux caméras numériques qu’il a utilisées pour tourner son film (une Canon XL 1, la première professionnelle en DV, et une Sony TRV 900 E, le dernier modèle pour amateur avant professionnel), Philippe Lepeut, faisant enfin « son » cinéma, s’est en fait retrouvé comme son héros favori : seul face à l’autre, dans une situation similaire où il lui a fallu tout inventer pour tenter de communiquer avec lui. Non plus dans le confort sécurisé de l’atelier mais à vue, sur le plateau, figure métaphorique d’un territoire ouvert, propre à tous les comportements nomades. Une autre façon d’aborder l’espace de travail, sous le regard découvert de ses partenaires, en tout partage et sans pudeur aucune, à travers le filtre autoritaire d’un objectif qui opère en écran du réel. En plein dans le champ, en quelque sorte.

- NOISIEL, La Ferme du Buisson, allée de la Ferme, tél. 01 64 62 77 00, 5 mai-30 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : Philippe Lepeut

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