Professeur de lettres dans un collège près de Rouen et écrivain célèbre, Philippe Delerm puise une grande partie de son inspiration dans la peinture… Ce qui lui confère cette « touche » si personnelle.
Ses parents, auprès desquels Philippe vécut une enfance heureuse, étaient instituteurs dans des petits villages de la région parisienne où ont vécu les impressionnistes : Auvers-sur-Oise et Louveciennes. Plus tard, il rencontre Martine, sa femme, elle aussi très attachée à l’enfance, et passionnée d’aquarelle et de photographie.
Nommés tous les deux professeurs dans l'Eure, ils conjuguent leurs métiers d'enseignants et leurs rêves de création. Balades en forêt avec leur fils Vincent (devenu un auteur-compositeur-interprète reconnu), amitié des enfants à travers les cours, animation de clubs théâtre, dessin, lecture, inspirent à Philippe ses thèmes de prédilection : l’art pour rendre heureux, le guetteur d’enfance et de mémoire, le buveur de petits instants.
Passionné par la création, l’écrivain nous explique pourquoi il a accouché de tant de livres sur les peintres et leur univers : Autumn, Sundborn ou les Jours de lumières, La Bulle de Tiepolo, Intérieur, Vilhelm Hammershoi, etc.
Pour paraphraser les propos du narrateur de Sundborn, vous semblez vivre l’essence des toiles sans les avoir peintes ?
Philippe Delerm : C’est vrai, un tableau, un dessin, une photo suscitent mon imagination. Et j’aime mettre en mots les émotions. Je suis également fasciné par l’univers de ces communautés d’artistes, cela me parle, même si l’équivalent n’existe pas chez les écrivains.
Ces grands moments de communion que vivent les peintres ensemble, c’est un mythe pour moi.
Avec votre femme Martine, qui écrit et illustre des albums pour la jeunesse ou certains de vos livres, et votre fils Vincent, musicien, ne recréez-vous pas cette communauté d’artistes au sein de la famille ?
Oui, en quelque sorte. Nous sommes bien chacun lorsque les deux autres créent. J’aime l’atmosphère qui s’installe lorsque Martine se met à peindre.
Est-ce Martine qui vous a initié à la l’art, notamment à la peinture ?
Oui et non, car nous n’aimons pas les mêmes choses. Personnellement mes artistes préférés sont Vuillard, Hammershoi, Bonnard et Vallotton. Je me rends compte que ce sont tous des peintres « de l’intérieur ».
Par une lumière souvent indirecte, dans le cercle d’une lampe basse qui invente des frontières, la ligne de fuite d’une porte entrouverte, ils promettent d’accéder à une intimité qui est aussi une intériorité, la révélation d’un monde secret, souvent féminin. Car à l’époque de ces tableaux, comme à celle de Vermeer, c’est la femme qui détient la clé de l’atmosphère, de l’intimisme et de l’intimité, elle détient l’essence des êtres et des choses, les traces laissées par les êtres et les choses.
La lumière, la couleur et l’art de vivre ont une place privilégiée dans vos livres. N’écrivez-vous pas comme un peintre, par petites touches qui sont autant d’émotions ?
Oui c’est vrai. D’ailleurs j’ai toujours été envieux de cette faculté qu’ont les peintres de capter, d’arrêter l’instant, par une atmosphère, une couleur, un trait, une lumière. Les peintres ont avec les choses un rapport physique, ils mènent une quête presque abstraite.
L’écriture oblige à un travail plus éprouvant affectivement, qui a à voir avec la mémoire. Je suis par exemple très marqué par Proust : beaucoup de moments qu’il décrit sont liés au sentiment pour lui de revivre quelque chose.
De plus le peintre a la possibilité de restituer un instant pour l’éternité. Alors que la chanson est vite démodée par son orchestration et que les styles d’écriture changent selon les époques ; ce n’est quasiment plus possible de lire Maurice Barrès ou Anatole France aujourd’hui, alors que l’authenticité de leur regard pourrait encore nous parler.
Une écriture est « typée » par une époque, elle est marquée par le style, la pensée politiquement correcte du moment. Sur une brocante, nous avons trouvé des livres pour la jeunesse illustrés par Boutet de Monvel. Si le charme de l’image opère toujours, le texte d’Anatole France est totalement désuet et prête à rire.
Avec vos livres, racontez-vous la vie de peintres que vous admirez ?
Pas forcément. Par exemple je n’aime pas particulièrement l’univers pictural des préraphaélites ; en revanche, quand j’ai écrit ce livre à trente-cinq ans, j’aimais beaucoup le modèle féminin de Rossetti, Hunt, Millais. Ces égéries rousses, cette vie romanesque, ce passage du romantisme à la décadence, qui annonce les peintres viennois comme Klimt, cela m’inspirait.
J’ai découvert les préraphaélites à la Tate Gallery à Londres et je me suis plongé dans leur histoire qui m’a envoûté. J’ai mis quatre ans à écrire Autumn, quatre années durant lesquelles j’ai vécu dans l’ambiance délétère de ces artistes.
Je n’étais pas encore connu, mon éditeur pensait que ce livre m’apporterait la reconnaissance du public. Il n’a pas remporté le succès escompté, mais cet ouvrage m’a marqué.
Concernant les peintres scandinaves de Sundborn, je me suis passionné pour la vie de ce couple formé par le peintre suédois Carl Larsson et sa femme Karin Bergoo qu’il rencontra dans une communauté d’artistes de Grez-sur-Loing. Il peignait le quotidien lui aussi, revendiquait le fait d’être heureux malgré les souffrances de la vie.
Karin a sacrifié son œuvre pour se consacrer à sa maison de Sundborn en Suède qui reflète ses goûts artistiques. C’est elle qui a choisi les tissus, les couleurs, les meubles, cette décoration devenue symbole de l’art de vivre à la suédoise. Sundborn est l’une des plus célèbres demeures d’artistes au monde, Martine et moi sommes allés la visiter. La petite fille de Carl Larsson a lu mon roman et veut nous inviter. L’histoire se poursuit.
Quant à Hammershoi, j’aime beaucoup ses scènes d’intérieur, avec ses femmes de dos, absorbées par leurs tâches.
Le Buveur de temps et L’Envol vous ont été inspirés par Folon. Quels rapports entreteniez-vous avec lui ?
Il me considérait comme un interlocuteur privilégié pour entrer dans ses tableaux. Ce personnage de Folon qui prend son envol, bascule de l’autre côté, dans le temps, dans l’espace, m’évoquait la mort apprivoisée.
L’idée de départ de mon livre Le Buveur de temps m’est venue en regardant une bulle de Folon. Elle m’a inspiré l’histoire d’un célibataire parisien qui tombe amoureux d’un tableau et parvient à faire sortir un personnage de sa bulle. Un personnage qui arrive vierge sur terre, sans naissance ni mort, sans souvenir, et qui arrête un peu le temps en quelque sorte. Comme dans La Première gorgée de bière, c’est la même démarche.
Peu avant sa mort, Folon m’a adressé un album de lui, avec des aquarelles qui m’ont, au premier abord, paru pleines de taches d’encre. En réalité, il m’avait écrit une longue lettre qui courait sur toutes ses reproductions, une lettre d’ami où il parlait de nos relations.
À propos de l’aquarelle, Folon disait « beaucoup d’eau, peu de couleur ». Je partage ce goût pour la transparence, la fragilité, les choses qui se diluent. Mon écriture ressemble plutôt à de l’aquarelle ou du pastel qu’à de la peinture à l’huile. Folon me faisait du bien, m’apaisait.
Vous apaisait ! Pourtant vous donnez l’image de l’écrivain heureux, serein, qui sait saisir le moindre petit bonheur…
Il n’y a rien de plus tragique que la vie d’un homme heureux, car on est alors à découvert, fragile. Quand on est malheureux, au contraire, on s’est déjà recouvert d’une carapace.
Avoir le sens du bonheur sans avoir le sens de la mélancolie ce n’est pas possible. D’ailleurs j’ai été flatté que mon livre Un été pour mémoire soit retenu pour illustrer la mélancolie lors de l’exposition éponyme au Grand Palais.
L’exposition du Grand Palais intitulée « La Mélancolie » a dû vous ravir ?
Je dois avouer que je suis réfractaire aux expositions. Le cérémonial social de l’exposition m’ennuie. Souvent je découvre la peinture à travers les livres.
C’est l’atmosphère que dégage un tableau qui retient mon attention, pas la technique.
De nombreuses toiles représentant des portraits et des scènes d’intérieur décorent votre appartement. Où achetez-vous ces œuvres ?
Beaucoup sont dénichées dans des brocantes, aux puces. Martine a gagné plusieurs prix pour ses albums destinés à la jeunesse et a décidé d’acquérir des toiles grâce à cet argent gagné.
Un de ces tableaux m’a donné envie d’écrire La Bulle de Tiepolo .
Martine Delerm a illustré vos textes par des aquarelles ou des photographies à plusieurs reprises. Comment travaillez-vous, qui commence et qui poursuit ?
Cela dépend… Pour Fragiles, ma femme avait déjà peint les aquarelles. Elles représentaient des choses tristes mais avec des couleurs douces. Et avec mes textes j’ai parfois un peu détourné ces images.
Avec Paris l’instant, Martine au contraire a photographié en pensant à mon écriture. Nous avons une complicité de création indéniable.
L’art conceptuel vous intéresse-t-il ?
Pas vraiment, mais je ne suis peut-être pas suffisamment initié.
Je trouve que l’art contemporain a son langage, codifié, toujours le même, avec ses expressions toutes faites, récurrentes, comme par exemple « l’absence de concession ». Cela me gêne.
La peinture figurative, la photo, vous parlent visiblement davantage…
Je préfère en effet la peinture figurative, encore que je ne sois pas réfractaire à l’art abstrait. J’apprécie Paul Klee par exemple. Mais les goûts évoluent.
Dans les années 1960-1970, j’aimais Leonor Fini, Paul Delvaux, ce n’est plus le cas. Quant à Doisneau, c’est effectivement à partir d’une de ses photos que j’ai écrit Les Amoureux de l’Hôtel de ville. L’image est un facteur réellement déclenchant pour moi.
Vous avez écrit : « Le bonheur c’est cette fragilité de la lumière qui s’arrête une seconde sur notre petit spectacle ». Si vous deviez identifier votre écriture à celle d’un peintre, quel serait-il ?
J’écris peut être effectivement comme peindrait un postimpressionniste qui aurait sous les yeux le monde de la fin du xxe siècle et du début du XXIe siècle.
Mais pour moi il n’y a pas que la lumière qui compte, il me faut « le petit spectacle » en plus.
Dans Sundborn, vous écrivez de Monet : « la silhouette n’invitait pas à la familiarité », et encore « on devinait en lui une conscience aiguë de son rôle et de son importance ». Pourquoi dressez-vous un portrait si austère du chef de file des impressionnistes ?
D’autres impressionnistes que Claude Monet ont, à mes yeux, autant de talent.
Mais notre système français aime les prophètes barbus qui émettent des théories. On a un respect absolu pour ce machisme de la pensée. Les tableaux de Berthe Morisot, délicieusement féminins, on en parle moins.
Parlez-vous d’art à vos collégiens ?
Je fais souvent écrire mes élèves sur la peinture. Les tableaux attisent leur imagination. Ils apprécient. Même les élèves faibles en français font de bonnes copies.
Projetez-vous d’écrire un nouveau roman sur l’univers de l’art ?
Je vais reprendre l’écriture de Il avait plu tout le dimanche, avec ce personnage un peu pataud inspiré de Folon. Je réfléchis également à l’écriture d’un album autour de la notion de traces, de « passages de vie ».
Dans vos livres les artistes refusent parfois la démarche commerciale ou promotionnelle nécessaire pour faire connaître leurs œuvres, pour exposer. Vous intéressez-vous au marché de l’art ?
Non, j’ai une position tranchée là-dessus. Je n’arrive pas à admettre que l’on puisse spéculer sur l’art.
L’autre jour à la sortie du passage Jouffroy, un marchand a dit à Martine, ce tableau n’est pas pour vous, je le garde pour un Américain ! Et certaines réflexions de collectionneurs d’art nous évoquent plutôt Le Bourgeois gentilhomme…
1950 Naissance à Auvers-sur-Oise. 1975 Mariage avec Martine. Le couple s’installe en Normandie. 1976 Naissance de Vincent. Premiers envois de manuscrits. 1983 Parution de La Cinquième Saison. 1997 Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules le fait connaître du grand public. 1999 Parution d’Autumn, roman construit autour de l’aventure des préraphaélites. 2006 Prof de lettres au collège Marie Curie à Bernay. Parution de Maintenant, foutez-moi la paix, un hommage à Léautaud.
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Philippe Delerm
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°580 du 1 mai 2006, avec le titre suivant : Philippe Delerm