Philippe-Alain Michaud : « Un basculement vers le champ de l’art contemporain »

Par Françoise Chaloin · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2012 - 1021 mots

Entretien avec Philippe-Alain Michaud, conservateur au Mnam-Centre Pompidou, chargé de la collection des films.

Françoise Chaloin : Jean-Michel Bouhours, votre prédécesseur, a lancé la collection en se fondant sur l’histoire du cinéma expérimental et d’avant-garde et sur les films de cinéastes. En 2006, vous souhaitiez dans un entretien accordé au JdA (1), à l’occasion de l’exposition « Le mouvement des images » au Centre Pompidou, « combler la faille qui s’est créée entre cinéma de cinéastes et cinéma de plasticiens ». Combien de films la collection compte-t-elle aujourd’hui ? Comment la politique d’acquisition s’oriente-t-elle ? Quels sont les axes retenus ?
Philippe-Alain Michaud : La collection compte à peu près 1 400 films. Mais il y a deux collections d’images en mouvement au Centre, « nouveaux médias » et « films », ce qui aujourd’hui n’a d’ailleurs plus beaucoup de sens. Depuis 2007, la tendance n’a fait que se confirmer : la production filmique bascule de la scène expérimentale vers le champ de l’art contemporain, de plus en plus de cinéastes travaillent désormais en éditions limitées et diffusent leur travail à travers le réseau des galeries. Phénomène supplémentaire : la raréfaction de la pellicule au profit du numérique nous conduit à dresser, à travers les acquisitions, une nouvelle cartographie des images en mouvement. Plus que jamais, il s’agit de combler le fossé entre le cinéma d’avant-garde et expérimental historique et la production des artistes contemporains : par exemple, ces dernières années, nous avons enrichi notre fonds de films d’avant-garde soviétiques des années 1920 (Dziga Vertov, Ossip Brik, Esfir Shub…), mais acheté également, d’un jeune artiste kazakh, Alexander Ugay, des films qu’il a réalisés entre 2001 et 2004. Il s’agit aussi aujourd’hui de se dégager de l’axe Europe/Amérique du Nord qui a été dominant pendant toute la période moderne pour s’ouvrir à d’autres cultures : nous avons ainsi acquis l’année dernière un film égyptien de Hassan Khan, Jewel, réalisé en 2010, ou encore Phantom Limb, un film brésilien de Karim Schneider et Nicolas Guagnini datant de 1998.

F.C. : Le Mnam a acquis récemment l’un des 6 exemplaires de The Clock (2) (2010), de Christian Marclay, en association avec le Musée d’Israël à Jérusalem et la Tate à Londres. Le cinéma remet-il en cause les notions traditionnelles d’acquisition et de propriété ?
P.A.M. : Le fait que des musées puissent s’associer pour acheter des films en copropriété est plutôt le signe que ceux-ci rejoignent le statut des autres œuvres… Désormais, le même exemplaire de The Clock ne peut être montré simultanément par les différents musées qui l’ont acquis, alors que dans le cas des multiples, cette limitation n’existait pas.

F.C. : Le Musée a, par le passé, produit des œuvres en vue d’acquisitions. Cette politique de production est-elle aujourd’hui maintenue ?
P.A.M. : Les expositions peuvent être l’occasion d’initier une production, comme dans le cas du film de Mark Lewis, Black Mirror, produit à l’occasion de l’exposition « Martin Szekely », mais cette production ne débouche pas systématiquement sur une acquisition. On pourrait effectivement imaginer une politique de production plus construite qui fasse converger expositions et acquisitions, d’autant que les moyens de production technique existent au sein du Centre.

F.C. : De quelle façon travaillez-vous avec les espaces de diffusion cinématographiques de films que sont, au Centre : « Prospectif Cinéma », « Hors pistes » ou les Rencontres internationales Paris/Berlin/Madrid ?
P.A.M. : « Prospectif cinéma », « Vidéo et après » et « Film » sont des programmations complémentaires qui touchent des champs connexes qui ne se recouvrent pas mais doivent s’entrelacer et se répondre : le film d’artistes contemporains, l’art vidéo et les installations, l’histoire du cinéma expérimental. Mais aujourd’hui, avec l’irruption de la problématique de l’exposition, la question de la projection n’est plus qu’un cas particulier dans la diffusion des films. Plus que dans les cinémas, nous cherchons à montrer les œuvres dans les salles des musées, c’est-à-dire à montrer la place qu’elles occupent dans les courants de l’histoire moderne et contemporaine qui, depuis un certain temps, a cessé de penser les médiums en termes de spécificité.

(1) no 235, 14 avr. 2006.
(2) Récompensée par le Lion d’or lors de la Biennale de Venise 2011, cette vidéo de vingt-quatre heures est réalisée à partir du collage minutieux de milliers d’extraits de films indiquant l’heure.
 

Les réalisateurs s’exposent
Si nombre d’artistes se tournent aujourd’hui vers le cinéma, on observe depuis quelques années un mouvement inverse du 7e art vers les musées. Une rétrospective « Chantal Akerman » est présentée au Mukha d’Anvers jusqu’au 10 juin (déjà en 1995 son travail d’installation vidéo avait été amplement dévoilé à la Galerie nationale du jeu de paume), tandis que vient de s’achever au Musée Paul-Valéry à Sète une exposition « Agnès Varda ». Sans oublier le(s) « Voyage(s) en utopie » proposé(s) par Jean-Luc Godard au Centre Pompidou en 2006, et David Lynch à la Fondation Cartier l’année suivante. Surtout, des cinéastes parmi les plus radicaux lorgnent vers l’art contemporain et sollicitent le regard et l’aide qu’ils ne trouvent pas nécessairement dans le système traditionnel du financement du cinéma. Si le Cnap procède à des acquisitions également cinématographiques (ainsi récemment du long-métrage Spectres de Sven Augustijnen), il soutient parallèlement par le biais du fonds Images/Mouvement – à hauteur de 15 000 euros au maximum – des projets à l’économie fragile ou singulière, à l’exemple de films des cinéastes Jean-Charles Fitoussi mais aussi Bertrand Bonello. Par ailleurs, la société Anna Sander Films a participé à la production de plusieurs longs-métrages d’Apichatpong Weerasethakul, lauréat de la Palme d’or du Festival de Cannes 2010, dont le Musée d’art moderne de la Ville de Paris exposa à l’automne 2009 des installations en résonance avec ses films. La galerie Chantal Crousel a de son côté invité Wang Bing à produire en 2009 un long-métrage pour la galerie : L’Homme sans nom, portrait d’un homme mutique que le réalisateur chinois a suivi dans son errance durant quatre saisons. Enfin la Triennale « Intense proximité » témoigne abondamment, avec nombre d’œuvres de cinéastes présentées dans ses murs – bien que dans des conditions peu appropriées –, de cette porosité désormais pleinement assumée entre les deux champs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : Philippe-Alain Michaud : « Un basculement vers le champ de l’art contemporain »

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