Récompensé par le prix Cartier-Bresson
en 2013, le photographe français retrace quarante ans de carrière à la Villa Médicis à Rome. Retour aux sources.
Il n’a pas pu y résister. Quand il les a découverts – alors qu’il était pensionnaire à la Villa Médicis, à Rome, en 1985-1987 –, chacun posé sur un socle en forme de colonne, alignés les uns à côté des autres, il n’a pu que vouloir les photographier. À l’échelle 1. De sorte à restituer au plus juste leur vraisemblance, ou plus exactement leur implacable présence. La série des Empereurs romains conservée au Musée du Capitole, sculptés dans le marbre, est impressionnante de vérité et celle que Patrick Faigenbaum a réalisée alors outrepasse cette mesure pour nous les donner à voir comme s’il les avait fait poser devant lui. Jules César, Auguste, Claude, Néron, Vespasien, Trajan, Caracalla, Héliogabale, Salonine, Alexandre Sévère, Gordien III, Philippe l’Arabe, Trajan Dèce, Constantin : ils sont tous là sous nos yeux, dans un irrésistible face-à-face, comme de troublantes et familières figures surgies de la nuit des temps. Des portraits photographiques comme pris sur le vif.
Retour à Rome pour l’artiste en cet automne-hiver 2013-2014. Faigenbaum est à nouveau l’hôte de la Villa mais cette fois-ci pour une exposition personnelle, nouvelle mouture d’un projet qui a vu le jour au printemps dernier à Vancouver, à l’initiative de Jeff Wall et qu’a modelée à Rome Jean-François Chevrier. Fidèle parmi les premiers défenseurs du photographe, ce dernier a très tôt apprécié chez lui comment son œuvre s’est toujours développée « sans avoir sacrifié aux petites modes qui ont successivement agité une communauté photographique en mal d’expression artistique et de reconnaissance culturelle ». De fait, Patrick Faigenbaum – né à Paris en 1954 dans un milieu modeste – n’a rien à voir avec ceux qui déclinent à l’envi toutes sortes de manipulations pour tenter d’instruire une image inédite. S’il a commencé à travailler à une époque où seul l’argentique était de mise, il n’en a pas moins pratiqué par la suite le numérique ; tout comme s’il avait été un peintre du passé, il ne se serait pas cantonné à la tempera pour ne jamais prendre en compte la peinture à l’huile.
La photographie arrivée comme par accident après la peinture
La peinture, justement. Elle est chez lui à l’origine de tout. Avant même d’imaginer qu’il allait devenir photographe, Patrick Faigenbaum a tout d’abord commencé par faire de la peinture. « De 13 à 17 ans. J’avais une vraie passion pour l’impressionnisme et j’allais trois à quatre fois par semaine au Jeu de paume [ndlr : le Musée d’Orsay n’existait pas encore] pour aller voir chaque fois deux ou trois tableaux seulement, et je restais des heures à les contempler. » S’il a tout soudain arrêté la peinture – une peinture d’abord figurative puis abstraite de sorte à ne pas être contraint par le sujet –, c’est parce que « cela me prenait trop de temps pour arriver à créer une image. J’avais besoin qu’elle advienne rapidement pour la travailler ensuite tranquillement. »
Attablé dans un café près de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris où il enseigne, Patrick Faigenbaum se plaît à raconter le jour où tout a basculé. Fou de Van Gogh, il se rend à Amsterdam pour visiter le musée consacré au peintre et en profite aussi pour aller faire un tour au Stedelijk Museum. Peine perdue, il est midi ; celui-ci est fermé. Curieux de regarder à travers les fenêtres, il grimpe sur l’un des rebords et c’est l’éblouissement : il ne voit rien que des taches noires et blanches sans pouvoir discerner quoi que ce soit. Il revient un peu plus tard et y découvre une énorme exposition de photographies. « J’étais complètement émerveillé. Je rentre à Paris, je range aussitôt mes pinceaux et j’achète un appareil photo, un Nikon avec trois objectifs. Je ne connaissais absolument rien à la technique mais j’ai attaqué immédiatement. » Ses toutes premières photos, Faigenbaum les a retrouvées, il y a peu, alors qu’il préparait une exposition au Musée de la vie romantique. Ce sont des vues intérieures de l’appartement où il habitait et on y repère quelques-unes des peintures qu’il avait faites, seules traces de sa production picturale.
La photographie donc, et la photographie seule. S’il a commencé par faire des portraits façon Richard Avedon – des figures isolées sur fond blanc –, il suit très vite les recommandations de Bill Brandt qui lui suggère de montrer le cadre dans lequel il saisit ses modèles. Question d’identité. Aussi, au début des années 1980, Patrick Faigenbaum engage-t-il toute une série de portraits en noir et blanc des grandes familles aristocrates italiennes, à Florence, puis à Rome. Tout d’abord défendu dans leur galerie par les Texbraun, malheureusement très vite disparus, il rencontre Sylviane de Decker, experte en photographie qui travaille avec John Coplans, Robert Adams, Jan Groover et quelques autres. Celle-ci est immédiatement fascinée par son talent et lui propose de travailler ensemble : « C’est incroyable comme ses images sont fortes. Chaque fois que je revois certaines photographies, elles m’apparaissent sous un jour neuf, dit-elle. À chaque exposition, c’est autre chose. » Son enthousiasme, Sylviane de Decker réussit à le communiquer à Maria Morris Hambourg, fondatrice du département de photographies du Metropolitan de New York. Comme elle a régulièrement acheté des tirages à Faigenbaum, cela fait de lui l’un des photographes français le plus représenté dans les collections américaines.
Faigenbaum, dans un autre espace-temps
Au fil du temps, l’artiste ne se contente pas de tirer le portrait d’un tel ou d’un tel, il élargit le propos en portant un regard appuyé sur la ville. Il parcourt l’Europe ici et là. Il est à Brême, à Prague, à Barcelone, à Tulle, à Beauvais… Chaque fois, il rapporte de ces villes tout un ensemble d’images tant sur ce qui a façonné leur histoire et leur mémoire que sur ceux qui les habitent. Faigenbaum entretient au temps un rapport singulier dans cette façon qu’il a de vouloir en révéler les strates, ce qui en constitue la subtile épaisseur. Ses images sont fortes de cette « éternité qui passe » dont parle Giono à propos des sculptures de Giacometti. Les photographies qu’il a réalisées voilà quelques années à Santu Lussurgiu, un petit village de Sardaigne qui lui est cher, mêle portraits de figures, paysages, vues urbaines, scènes de travail ou de fêtes locales. La vie, en somme. Telle quelle. « Pour imaginer une image, je dois trouver une certaine proximité alors qu’au moment de la prise de vue, inversement, je dois m’éloigner : ce qui était proche devient lointain et c’est seulement alors que je peux réaliser une image. » Cet intérêt pour le travail du photographe, Guy Tosatto, anciennement directeur du Musée départemental de Rochechouart, aujourd’hui du Musée de Grenoble, l’a pareillement éprouvé. À la différence près toutefois que s’il a très tôt craqué pour les portraits, les exposant en Limousin dès 1989 en même temps que Wolfgang Laib, il n’a pas mordu tout de suite aux images des villes mais la découverte d’un portfolio de l’artiste a eu raison de sa retenue. « Il y a chez Patrick Faigenbaum, dit-il, un rapport à l’histoire, qu’elle soit ancienne ou moderne, tout à fait intéressant. C’est un artiste qui travaille sur la mémoire et qui a réussi cette prouesse d’introduire dans la photographie, qui est un art de l’instant, la durée. » Ce qui intéresse Tosatto surtout, c’est cette « dimension méditative » si rare aujourd’hui ; ce qui l’a toujours amusé chez lui, c’est son rapport au temps : « Si vous avez rendez-vous avec lui, il est presque toujours en retard. Il ne faut pas s’inquiéter, Faigenbaum est dans un autre espace-temps et ça rejaillit sur son travail. » De fait, il suffit de passer un moment avec lui pour prendre très vite la mesure que, s’il est parfaitement attentif à ce que vous lui dites, il est en même temps en train de penser à autre chose. Aussi, parfois, les réponses qu’il vous fait sont traversées d’éléments qui n’ont rien à voir avec la question posée, sinon qu’elles rebondissent sur un propos antérieur ou anticipent ce que vous aviez l’intention d’aborder.
Pour sa galeriste, Nathalie Obadia, Patrick Faigenbaum est le type même d’« artiste en voie de disparition qui vit en dehors des rumeurs à la mode et se tient à l’écart des sirènes qui agitent le monde de l’art ». Depuis cinq ans qu’elle travaille avec lui, quand Catherine Thieck ayant mis fin aux activités de la Galerie de France lui conseilla vivement de le faire rentrer dans la sienne, elle l’a montré tant à Paris qu’à Bruxelles, en exposition personnelle ou de groupe. « Il fait, dit-elle, un véritable travail d’orfèvre et ce qui me touche plus particulièrement chez lui, c’est sa façon de cadrer ses images et de traiter la lumière. » Nathalie Obadia ne cache pas sa fierté d’avoir su faire accepter à la foire de Bâle, en 2009, le projet d’un accrochage réunissant Eugène Leroy et Faigenbaum sur son stand : « C’était un grand moment, se rappelle-t-elle, et d’une qualité de transparence unique en son genre. » Les photographies de Patrick Faigenbaum, tout d’abord en noir et blanc, puis en couleurs, alternant pour finir ces deux modes, sont fortes d’une dualité qui témoigne de ce rapport à l’histoire dont parle Guy Tosatto et que Jean-François Chevrier décrypte en fin connaisseur de l’œuvre du photographe : « La couleur est venue après les portraits de famille, quand Faigenbaum a commencé à s’intéresser à l’actualité urbaine. Mais le noir et blanc, c’est-à-dire le gris, le jeu des valeurs, persiste. Il est le domaine et la source du clair-obscur, la condition de l’appréhension des corps dans le volume atmosphérique. Il donne à l’air ce poids de cendres qui favorise la modulation de la lumière et le modelé des formes. Plus abstrait que la couleur, il introduit discrètement le fantastique dans l’image vraisemblable, sinon véridique du quotidien. »
Comme la conversation embraye de nouveau du côté de la peinture, Patrick Faigenbaum qui est entre deux voyages à Rome pour préparer son exposition ne peut s’empêcher d’en interrompre le fil. Il plonge sa main dans la poche intérieure de sa veste sans mot dire, en sort son téléphone portable pour exhiber à l’écran l’image du détail d’un tableau : « Qu’est-ce que c’est ? », demande-t-il brusquement. D’évidence, cela ressemble à un morceau de Cézanne et, en effet, ça l’est. Il fait glisser l’écran et en dévoile une autre partie puis réitère jusqu’à ce que paraisse enfin l’image plein pot d’une maison dans la campagne. « C’est le dernier tableau de Cézanne, s’exclame-t-il, tout feu, tout flamme. Il est à la Galerie d’art moderne à Rome. Une vraie splendeur ! » L’œil de Faigenbaum se plaît à fouiller la peinture.
1954
Naissance à Paris
1985-1987
Résidence à la Villa Médicis à Rome
1997
Il participe à la Documenta X à Cassel
2011
Exposition « Paris proche et lointain 1972-2011 », au Musée de la vie romantique
2013
Lauréat du prix Henri Cartier-Bresson
Patrick Faigenbaum vit et travaille à Paris.
Il enseigne à l’École des beaux-arts de Paris
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Patrick Faigenbaum - Photographe empereur
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 19 janvier 2014. L’Académie de France - Villa Médicis à Rome. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h 45 à 13 h et de 14 h à 19 h. Tarifs : 6 et 4,5 e.
Commissaires : Jean-François Chevrier, critique d’art, et Jeff Wall, artiste.
www.villamedici.it
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°663 du 1 décembre 2013, avec le titre suivant : Patrick Faigenbaum - Photographe empereur