Dans le Médoc, au château d’Arsac ou à la Winery, Philippe Raoux cultive ses deux passions, l’art et le vin. Cet homme de goût est aussi fin collectionneur qu’il est un viticulteur avisé.
Philippe Raoux est issu d’une famille de négociants en vin depuis quatre générations. À la tête de quatre prestigieux domaines viticoles dans le Bordelais, il a créé, en 2007, la Winery, un concept à l’américaine qui rompt avec la tradition de la belle propriété viticole et du chai ancien. Autre originalité, la Winery, comme le château d’Arsac, est aussi devenue le lieu de rencontres artistiques sous le palais avisé de l’amateur et collectionneur d’art contemporain.
Comment avez-vous eu l’idée de conjuguer votre amour de la vigne à celui de l’art contemporain ?
Philippe Raoux : J’ai acquis le château d’Arsac en 1986, l’un des plus anciens domaines du Medoc, édifié au XIIe siècle par les sires d’Arsac alliés au roi d’Angleterre et situé sur une des cinq communes bénéficiant de l’appellation Margaux. Le bâtiment, une gentilhommière de style Napoléon III, était délabré et les vignes délaissées.
J’ai confié la rénovation architecturale de la propriété et du chai, dans un esprit très contemporain, au Bordelais Patrick Hernandez. Ce chai était bleu à l’origine car les propriétaires de l’époque badigeonnaient les murs par souci esthétique avec des reliquats de citerne de sulfate de cuivre, traitement qui protège les grappes. Patrick Hernandez a « renforcé » ce bleu qui constitue la vraie originalité du château d’Arsac. Il a testé de nouveaux matériaux, de nouvelles perspectives, optant pour un bleu électrique. Le « chai Klein » est immédiatement lisible dans un paysage monochrome de vignes.
En 1989, la fondation Peter Stuyvesant a proposé d’exposer au cours de l’été suivant une partie de sa collection d’œuvres contemporaines dans ce chai. La qualité des œuvres présentées m’a révélé un monde que j’ignorais, un monde de sensibilité, surprenant, novateur. Par la suite, j’ai décidé d’organiser mes propres événements d’art estivaux avec des œuvres de Buraglio, Monthiers, Titus Carmel, Meurisse… Le chai est devenu un lieu d’exposition accueillant un Soleil de Niki de Saint Phalle au zénith de la salle des cuves, une Colonne de Venise de Bernard Pagès près d’immenses récipients en inox, une série de fonds de barriques retravaillée par Claude Viallat sur les murs... Le château est devenu un champ expérimental où s’expriment aujourd’hui mes sensibilités d’homme, de jardinier de la vigne, et d’amateur d’art.
C’est le cas avec l’œuvre de Bernar Venet. S’agit-il d’une provocation ?
Souvent des visiteurs, amis et touristes passant devant le château d’Arsac et sa façade classique, s’étonnent de la voir barrée par une immense diagonale de cortène habillée de roux longue de 30 mètres. Le domaine est en travaux ? Une grue répare le toit ? Vous renforcez la structure métallique ? me demande-t-on.
Agacé au début par ces questions incessantes, j’ai fini par les apprécier et en sourire. Oui, nous sommes en travaux, nous ne sommes pas une pièce du sacro-saint et intouchable patrimoine, mais une réalité en recherche, un château en vie. Bernar Venet à Arsac, c’est le refus du contexte : La Diagonale exprime une rébellion, une vraie rupture.
Si le château à Bordeaux est un concept marketing génial, il date de pas moins de trois siècles. Depuis il n’a pas évolué, contrairement à l’art. Cette droite qui barre l’image trop lisse et trop parfaite d’une demeure napoléonienne m’a paru la réponse à ce vieillissement, un manifeste à la fois esthétique et radical. La Diagonale devient une passerelle qui fait entrer Arsac dans la modernité.
Le choix de faire appel à Susumu Shingu procède-t-il de cette même volonté d’interpeller le visiteur ?
Cet artiste crée des sculptures qui, grâce à l’énergie du vent et de l’eau, se mettent en mouvement. Adaptées au site pour lequel elles sont réalisées, elles apparaissent ainsi comme des éléments naturels. Les Ailes de la terre sont un hommage au vent, si présent dans le Médoc.
C’est un artiste que je suis allé chercher à Tokyo où je me rendais à l’occasion d’un salon viticole : il n’était alors pas connu là-bas. Ensuite, j’ai découvert qu’il avait un appartement à Charenton !
Viticulteur, comment êtes-vous devenu collectionneur ?
L’accrochage d’œuvres acquises personnellement a fait que cette propriété est devenue un peu plus mienne chaque jour, le vigneron cède le pas progressivement au collectionneur d’art. Depuis 1997, le château achète aussi chaque année une sculpture monumentale qui trouve sa place dans les vignes. À cette occasion, les artistes qui créent souvent in situ viennent passer quelques jours à la propriété ; ce sont des rencontres inoubliables, comme Bernard Pagès, un homme profondément attaché à la terre.
Chaque sculpture a un sens, marquant l’alliance du métier et du goût, du cœur et de la raison. On ne se pose plus la question de savoir pourquoi elles sont là. Cette vision du vin et de l’art contemporain confronte ainsi le visiteur à un univers qui mêle architecture contemporaine et tradition : imaginez un pot géant de Jean-Pierre Raynaud au milieu des vignes, le bleu Klein recouvrant une façade du chai, ou une sculpture de 5 mètres de haut de Susumu Shingu à l’entrée du vignoble !
Et cette démarche d’acquisitions d’œuvres, vous la poursuivez désormais dans votre nouvelle Winery avec L’homme qui mesure les nuages de Jan Fabre ?
Oui, c’est une métaphore poétique sur la relation entre l’homme et la nature. Un artiste protéiforme et subversif, à la fois sculpteur, chorégraphe, auteur, scénographe, designer et performer. Depuis vingt-cinq ans, en bousculant systématiquement les limites reconnues des territoires de création qu’il aborde, il affiche visiblement sa liberté, ses valeurs, ses combats.
C’est ce même esprit qui a déterminé l’ouverture de la Winery, dans un milieu traditionnel du vin aujourd’hui malmené par l’émergence de nouvelles attentes et de nouveaux comportements. Surprendre tout en expliquant, apprendre tout en savourant, inventer tout en respectant, tel est le projet culturel de la Winery.
Il était naturel que ce lieu entièrement nouveau soit le premier à inviter, hors les murs officiels de l’art, un artiste aussi complexe que Jan Fabre dont on a aussi présenté cet été le monumental Searching for Utopia, tortue géante chevauchée par l’artiste. L’entrée de la propriété est marquée symboliquement par une autre sculpture de Susumu Shingu : L’Arbre du Soleil, 6 tonnes d’acier pour une œuvre totem de 15 mètres de haut. Les journalistes et ambassadeurs japonais en visite en France viennent ici pour la voir !
Qu’est-ce que cette Winery ?
C’est un concept qui s’inspire de la Napa Valley en Californie, territoire d’expérimentations architecturales dans les années 1970 et 1980. Des œnophiles fortunés souvent extérieurs au monde viticole, tel Francis Coppola, ont créé des domaines auxquels il fallait donner une renommée rapide et démarquer de la concurrence. L’homme d’affaires Jan Shrem, collectionneur et propriétaire du Clos Pegase, a ainsi réuni l’art et le vin. Beaucoup de visiteurs, venus y admirer Le Pouce de César au milieu des vignes, repartent avec quelques coûteuses bouteilles. Il y a un réel impact entre la convivialité d’un lieu, son image et les ventes.
La Winery évoque une « serre à l’envers » qui accompagne le paysage sans l’envahir. Au cœur d’un parc de 26 hectares, c’est un espace vivant au gré des saisons, des expos, des concerts, qui donne une vision du vin actuelle et ludique. La boutique de la Winery, « cathédrale œnologique », offre un choix de deux mille références des terroirs de France et du monde. Une dégustation sollicitant tous les sens détermine le signe œnologique (Tendance, Gourmand, Sensuel…) du visiteur et la liste des vins qui lui correspondent le mieux. Il y a aussi un restaurant proposant des accords mets et vins...
Un pari audacieux dans un contexte sinistré pour le Bordelais...
En pleine crise de la filière viticole, nous avons effectivement voulu faire le pari de l’innovation en investissant 20 millions d’euros dans la Winery. Ce projet génère, outre les cent emplois issus des propriétés viticoles et de la société de négoce que je détiens, dix à vingt emplois supplémentaires. Un vrai défi économique et culturel ! Mais de nombreux châteaux viticoles ont souhaité être partenaires de la Winery de même que le musée d’Art contemporain de Bordeaux et le Frac Aquitaine. Nous sommes aussi référencés dans les circuits de l’office de tourisme. Et notre politique d’animation est ambitieuse, avec l’organisation de concerts et d’expositions tout au long de l’année.
Finalement êtes-vous un mécène ou un pro de marketing ? Un esthète ou un homme de « coups » ?
Ce n’est ni du mécénat ni du marketing. Je suis passionné par l’art actuel et je pense qu’il peut m’aider à faire connaître mes vins, que le beau amène au bon.
À titre personnel, j’ai une forte attirance pour les expressionnistes abstraits américains : Pollock, Motherwell, de Kooning, Mitchell. Et aussi pour les minimalistes tels Stella, Jude, Flavin, Venet, ainsi que pour le Pop Art. Je possède dans ma collection privée des œuvres de Joan Mitchell, Gérard Schneider, Germain, Alechinsky, César, Hantaï, Arman, Blais, Garouste, Raynaud, des sérigraphies signées de Warhol, Wesselman, Lichtenstein… J’ai également une sculpture de Folon achetée de son vivant, La Fontaine aux oiseaux. Je lui ai dit : « Je trouve vos œuvres très sensibles, il a dû se passer quelque chose de grave dans votre vie. » Il m’a répondu qu’il avait un fils autiste. Moi, j’ai un frère trisomique...
Pour revenir à ma collection, c’est un ensemble très ouvert, comme mon signe œnologique : explorateur ! Ces achats sont encore plus spontanés que ceux réalisés pour mon entreprise car ils n’engagent que moi et sont aussi moins onéreux. Il m’arrive également d’acheter une œuvre parce que je la juge nécessaire pour ma collection. Je n’ai jamais revendu quoi que ce soit.
Vos motivations sont-elles différentes quand vous vous portez acquéreur pour le compte de votre entreprise ?
Lorsque j’acquiers des œuvres au nom de l’entreprise, j’achète des artistes reconnus car je ne veux pas faire courir de risque financier à ma société. J’y suis très attentif car je suis responsable de mon personnel et je ne ferai jamais d’achat « fantaisiste ». Toutes les acquisitions visent à mettre en valeur l’entreprise. Pour cette raison, j’estime que ce n’est pas du vrai mécénat, plutôt un échange gagnant/gagnant avec les artistes. Et plus nous vendrons de bouteilles, plus nous achèterons d’œuvres.
Ce dispositif est bien compris des artistes qui n’ont pas hésité parfois à concéder des efforts financiers importants afin de me permettre d’acquérir un de leurs travaux. Je considère que ces œuvres sont le prolongement de l’architecture du lieu et que du coup elles en deviennent indissociables. Ainsi ne se pose jamais le problème de la revente, sauf à céder l’intégralité du lieu qui abrite ces œuvres. En revanche, je suis très conscient que ces dernières enrichissent la valeur patrimoniale de la propriété et son image.
Que représente économiquement l’ensemble de votre groupe, et quel est le budget d’acquisition d’œuvres d’art de votre entreprise ?
Les quatre domaines ainsi que la Winery pèsent 25 millions d’euros de chiffre d’affaires.
À Arsac par exemple, nous produisons 600 000 bouteilles par an et nous percevons un franc par bouteille pour l’art, ce qui nous a permis de dégager environ 100 000 euros par an que nous allons consacrer à présent à l’achat d’œuvres pour la Winery. La règle est de ne jamais rien acquérir avant d’avoir vendu notre vin.
Quelles seront vos prochaines acquisitions ?
La Winery, c’est l’idée de la « Factory ». Je pense que du Pop Art conviendrait bien, Robert Indiana par exemple. Ou Morley. Peut-être un jour du Cracking Art.
Quels sont vos musées préférés ?
Mes préférés sont le Guggenheim à New York et à Bilbao, le centre d’art contemporain de Bordeaux, parce qu’ils m’apparaissent comme de véritables sculptures aux contours intérieurs comme extérieurs aussi admirables que les œuvres qu’ils accueillent. Chacun de ces trois musées bénéficie de volumes surdimensionnés, et si les accrochages sont là pour mettre en avant les œuvres, ils participent aussi de la mise en forme de ces volumes, réinventant ainsi l’espace architectural d’origine.
1953 Naît à Oran (Algérie) dans une famille de négociants-viticulteurs. 1962 Sa famille s’installe en France. 1976 Diplôme de l’Ecole Supérieure de commerce de Bordeaux. 1986 Il achète le château d’Arsac. 1989 Expose des collections de la Fondation Peter Stuyvesant. 1995 Le domaine d’Arsac acquiert l’appellation Margaux. 2005 Reçoit le prix « Best of international du tourisme viticole » à San Francisco. 2007 Ouverture de la Winery.
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P. Raoux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°595 du 1 octobre 2007, avec le titre suivant : P. Raoux