Depuis 1995, Roman Opalka s’est engagé dans une incroyable aventure : peindre tous les nombres entiers, de 1 à l’infini. Un projet d’œuvre mais aussi un projet de vie...
Légendée « la verticalité du peintre », une photographie de Roman Opalka montre l’artiste en plein travail dans la maison périgourdine où il est installé depuis vingt-cinq ans. On l’y voit de dos, debout, tout de blanc vêtu, face à sa toile quelque peu surélevée pour être bien à sa main. Au premier plan se trouve tout un appareillage de pieds métalliques, l’un à droite, l’autre à gauche, tous deux avec micros placés à hauteur de son visage, et, au centre, un troisième portant un projecteur dont la lumière est renvoyée par un « parapluie » carré. Si l’ombre du peintre se projette en partie sur la toile, le dispositif est tel que sa main est en pleine lumière nullement gênée pour opérer. Pinceau en main, petit gobelet de peinture dans l’autre, l’image montre Opalka au moment précis où il inscrit un nombre sur sa toile. Lequel ? Impossible de le dire. L’œuvre en cours est quasi surexposée, dans une blancheur absolue. Voilà près de quarante ans, Roman Opalka s’est engagé dans une aventure incroyable, peindre l’ensemble n des nombres entiers naturels : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13… à l’infini – cela et rien que cela ! Non point un pari fou mais un projet d’œuvre en même temps qu’un projet de vie.
Un projet dont les modalités, tout à la fois simples et complexes, ont connu au fil du temps quelques transformations induites par le développement même du travail. Si, dès le début en 1965, l’artiste s’est appliqué à peindre sur une toile toujours de même format – 196 x 135 cm – à la peinture acrylique blanche à l’aide d’un pinceau numéro 0 les nombres entiers sur un fond de peinture noire, il a décidé à partir de 1972 d’ajouter à celui-ci 1 % de blanc par rapport à la toile précédente. Peu à peu, de la sorte, va-t-il un jour atteindre le blanc sur blanc, une autre façon de quêter après l’infini ? Pour acter son rapport au temps, lequel fonde ontologiquement sa démarche – « Je voulais manifester le temps, son changement dans ladurée, celui que montre la nature ; mais d’une manière propre à l’homme, sujet conscient de sa propre existence : le temps irréversible » dit-il –, Roman Opalka s’est inventé d’autres procédures.
Dans le même moment où il peint un nombre, il l’énonce à haute voix en polonais s’enregistrant sur bande audio puis, à la fin de chaque journée de travail, devant le Détail peint en cours, il prend un cliché de son visage, une façon – dit-il encore – de « sculpter le temps ». S’il a choisi d’intituler la totalité de son programme, du début (1965/1) à la fin () : OPALKA 1965/1 - , chacun de ses tableaux porte au dos ce titre, immédiatement suivi du mot « Détail » puis du premier et du dernier nombre qui y ont été peints. Les photographies, quant à elles, portent le nombre du moment où elles ont été prises. Par ailleurs parce que, dès lors qu’il était amené à partir de chez lui, Opalka était toujours attristé de ne pouvoir poursuivre son travail, il y introduisit le dessin en réalisant ce qu’il appelle des « cartes de voyage ». Celles-ci n’existent que si l’artiste a terminé un Détail. Si tel est le cas, alors il continue tout simplement à égrener les nombres entiers à l’encre de chine sur un papier, toujours de même format – 33,2 x 24 cm –, veillant à son retour à l’atelier d’avoir tant achevé qu’intitulé la carte de voyage avant de revenir vers une nouvelle toile et de poursuivre sa progression numérique. Enfin, pour en finir, faut-il encore préciser que, chaque Détail peint terminé, Opalka inscrit à la peinture blanche sur le pinceau qu’il a utilisé à cet effet la trace quantitative du détail en question, soit environ quelque 20 000 nombres et en moyenne 140 000 chiffres.
« J’ai voulu mettre en marche une œuvre qui soit la plus rigoureuse possible, dit à ce propos le peintre. En 1965, je parvins à structurer mes pensées et à concevoir un projet répondant, enfin, à ce désir de rigueur. Depuis, je crois pouvoir affirmer que je travaille dans la sérénité, celle de la certitude du bien-fondé de mon propos artistique. » Opalka n’a aucun état d’âme à avoir. Ses intentions sont claires, sa parole concise et son choix pertinent. D’autant qu’il ajoute : « Je conduis mon processus artistique d’une manière identique depuis tant d’années que ce serait, pour moi, accepter le
silence et l’inactivité que de souscrire à l’idée si répandue de l’incapacité de l’art à appréhender la réalité du monde : ceci reviendrait à me dessaisir de tout ce qui dit et affirme ma relation au monde. »
En effet, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le choix d’Opalka ne le tient pas hors du monde mais en son beau milieu, attentif plus qu’un autre à son écho parce que mieux disposé, de par les conditions mêmes de son travail, à en capter les ondes. Sa façon si personnelle l’assure résolument de joindre l’art et la vie parce que chaque extension de son projet est « une partie d’un tout fondateur ». Un tout que l’œuvre de Roman Opalka, si elle se manifeste dans sa complète extension, ne serait encore que le fragment d’un autre tout supérieur. Ainsi l’artiste – dont la silhouette immaculée est une autre façon de souscrire à l’idée d’immatérialité – a-t-il réussi à donner forme à quelque chose d’indicible. Son œuvre n’est ni l’expression d’une impossibilité, encore moins celle d’une impasse. Ouverte au temps et à l’espace, elle est comme une béance sur l’infini. Elle s’y déploie de façon implacable dans une extension qui ne connaît aucune mesure, qui n’en connaîtra jamais, quand bien même chaque Détail, considéré individuellement, est logiquement fini. Question de mot. Question de concept.
La quête de Roman Opalka est forte d’une pensée sur la vie et sur la mort. Pour lui, « l’existence de l’être n’est pas plénitude, mais un étant où il manque quelque chose ». Quoique rien n’y pourra jamais palier, la tension d’infinitude qui fonde sa démarche lui offre une aventure hors du commun qui l’assure d’atteindre du moins l’achèvement de son œuvre. « Mon dernier Détail, dit-il, c’est ma mort qui le finit, qui le définit, qui le termine, qui le détermine. » Opalka peintre, infiniment.
« Roman Opalka », PARIS, galerie Praz-Delavallade, 28 rue Louise Weiss, XIIIe, tél. 01 45 86 20 00, 6 mars-17 avril ; TOURS (37), centre de création contemporaine, 53-55 rue Marcel Tribut, tél. 02 47 66 50 00, 26 juin- 26 septembre.
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Opalka, infiniment peintre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Opalka, infiniment peintre