ENTRETIEN

Olivier Guez : « J’ai senti que Gertrude Bell, fascinée par l’antique, ferait un très beau personnage de roman »

Journaliste, essayiste et écrivain

Par Marie Zawisza · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2024 - 859 mots

Dans son roman « Mesopotamia», l’écrivain relate l’histoire de cette aventurière et archéologue qui a dessiné les frontières de l’Orient au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Distingué par le prix Renaudot en 2017 pour La Disparition de Josef Mengele (Grasset), Olivier Guez raconte celle qui fut Gertrude Bell, cette amie de Lawrence d’Arabie.

Comment avez-vous « rencontré » Gertrude Bell ?

Au moment de la guerre en Irak, en 2003, j’étais tombé sur une photographie, prise en mars 1921 à l’issue de cette conférence du Caire au cours de laquelle les Britanniques ont dessiné la carte du Moyen-Orient moderne, sous l’égide de Winston Churchill. Sur ce cliché, se trouvaient ceux [chefs militaires britanniques et administrateurs civils du Moyen-Orient] que Churchill avait désignés comme ses « quarante voleurs », notamment Thomas Edward Lawrence dit Lawrence d’Arabie. [Il y avait aussi] une « voleuse », une femme en grand chapeau à fleurs avec un boa en fourrure : Gertrude Bell. Je m’étais alors intéressé à elle. Son parcours était extraordinaire : fille d’une des plus grandes fortunes d’Angleterre, elle a étudié à Oxford, ce qui était rarissime pour une femme à l’époque ; pratiqué l’alpinisme à un haut niveau ; voyagé de l’Europe à l’Asie ; mené des fouilles archéologiques en Mésopotamie et en Anatolie… sans parler de son rôle politique considérable ! J’ai aussitôt su qu’elle ferait un très beau personnage de roman. Mais je l’ai oubliée, jusqu’à retrouver son nom dans une page d’un roman de Jean Rolin : c’était comme si je retrouvais un béguin de jeunesse, à côté duquel je serais passé. J’ai senti qu’il me fallait travailler sur elle, d’autant que, plus jeune, j’avais beaucoup étudié le Moyen-Orient et voyagé en Syrie. Je me souviens notamment d’un matin, à l’aube, il y a vingt-cinq ans, où je m’étais retrouvé seul au monde sur le site archéologique de Palmyre. Écrire un roman sur Gertrude Bell, qui était fascinée par les grandes cultures antiques, a été pour moi comme renouer avec un amour de jeunesse…

Qu’est-ce qui a poussé Gertrude Bell vers l’archéologie ?

Gertrude Bell est née en 1868. Or, à la fin du XIXe siècle, les découvertes archéologiques de sites mythiques, comme celui de Troie, font la une des journaux. Cette femme nourrie de culture classique, qui n’est pas mariée et dispose de moyens conséquents, décide ainsi de monter ses propres expéditions. Elle commence par étudier les églises byzantines en Anatolie, avant de mener des fouilles en Mésopotamie. L’archéologie lui permet de voyager et de satisfaire sa soif de connaissances des cultures antiques. C’est d’ailleurs sur un site archéologique, celui de Karkemish, à la frontière de la Turquie et de la Syrie actuelles, qu’elle rencontre celui qu’on appelle Lawrence d’Arabie, avec lequel elle noue une amitié.

Que partagent Gertrude Bell et Thomas Edward Lawrence ?

Tous deux sont des parias chez eux, en Angleterre. Gertrude Bell, alors âgée d’une quarantaine d’années, vit mal son célibat, se sentant incapable de répondre aux attentes de la société ; Lawrence est un jeune homme fougueux, qui a appris sur le tard être le fruit d’un couple illégitime. Ils partagent une passion pour l’archéologie, l’Orient, les Bédouins, la culture antique. Ils sont tous deux rebelles mais très conservateurs, attachés aux traditions et attentifs au maintien d’un ordre ancestral. Et ils ont aussi en commun d’envoyer des rapports aux services secrets britanniques !

En quoi leur statut d’archéologue leur facilite-t-il cette tâche ?

Ils sont sur le terrain, au contact des militaires et des gouverneurs de l’Empire ottoman. Par ailleurs, ils surveillent les ingénieurs allemands qui construisent alors la ligne de chemin de fer pharaonique qui devait relier Berlin à Bagdad, puis au golfe Persique, traversant la zone d’influence britannique et contournant le canal de Suez. De plus, en ce début de deuxième révolution industrielle, se pose la question du pétrole, dont regorgent les terres de Mésopotamie…

Comment Gertrude Bell en vient-elle à superviser la création du musée de Bagdad à partir de 1922 ?

Elle y est encouragée par l’administration civile anglo-indienne et le nouveau roi, Fayçal, qui s’attachent alors à construire l’Irak. Pour elle, c’est le couronnement d’une décennie de fouilles, et une opportunité de transmettre aux Irakiens l’histoire de leur pays, notamment de leur passé pré-islamique. Jusqu’en 2003, au moment où il a été pillé par Daesh, ce musée, l’un des plus grands du Moyen-Orient, faisait la fierté des Irakiens. Parmi les pièces disparues, il y a le buste de Gertrude Bell…

Quel regard portez-vous sur elle ?

Il m’a fallu quatre années d’intenses lectures pour connaître Gertrude Bell et entrer dans sa psychologie. Les lettres d’amour du roman sont authentiques ! C’est un personnage très mélancolique, une de ces grandes héroïnes victoriennes avec un rapport au passé et aux vieilles pierres très fort, très romantique, presque sensuel. D’un côté elle me bouleverse, avec ses histoires d’amour manquées les unes après les autres, ses mauvais choix… De l’autre, je lui reproche de manquer d’humour… et surtout, politiquement, de s’être trompée, en accouchant d’un monstre géopolitique, l’Irak, qui n’a jamais tenu sur ses pieds : aujourd’hui, il est en tension permanente et un danger pour la région. Il est difficile de lui en rendre grâce.

Olivier Guez, Mesopotamia,
éd. Grasset, 416 p., 23 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Olivier Guez, journaliste, essayiste et écrivain : « J’ai senti que Gertrude Bell, fascinée par l’antique, ferait un très beau personnage de roman »

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