Cet automne, la Maison européenne de
la photographie consacre une large rétrospective au travail photographique de Peter Klasen (né en 1935), figure légendaire de la Figuration narrative. Rencontre.
Peter Klasen a toujours cette allure de lion comme le décrit l’artiste Jean Le Gac : « Non pas celui de la Metro-Goldwyn-Mayer, qui gronde, puis semble toujours un peu chasser une mouche qui l’importune, non ! mais celui de Belfort : beau port de tête, large flanc, force contenue. » Depuis les années 1960, Klasen utilise l’épiscope pour projeter des images photographiques sur la toile, qu’il peint ensuite en leur conférant « la plus grande neutralité agressive possible » pour reprendre les mots du poète et critique Alain Jouffroy. Aujourd’hui il présente ses photos, pour leur donner le statut d’œuvres d’art et dépasser leur simple origine documentaire et iconographique. Les photographies et les tableaux exposés à la MEP démontrent l’ambition de Klasen : faire une œuvre hors du temps, aseptisée, dépouillée, avec une agressivité féroce. Avec Paul Virilio, on peut affirmer : « Apologie du périssable, de l’instantanément disparu, les travaux de Peter Klasen ne cessent de répéter dans le grand silence de leur fixité : Attention les yeux ! »
En quoi votre démarche photographique est-elle originale ?
L’origine de ma passion pour la photo, c’est le cinéma. Je suis fasciné par le grand écran. J’ai eu comme amis Wim Wenders, Samuel Fuller dont j’ai repris un titre de film pour mon exposition « Shock Corridor ». À travers la photo, l’affiche et ses dérivés, à travers le cinéma, je veux récupérer une partie de la réalité. Je veux rendre une approche du réel réaliste, avec son épaisseur sociale et politique ! Cela passe par l’image et non par une introspection comme celles d’un Wols ou d’un Fautrier. La découverte d’une réalité sociale est à la base de toute ma réflexion et de mon approche de l’art. Dans les années 1960, il y avait une prédominance de l’abstraction avec les Américains : Motherwell, Pollock, Rothko… Moi ce qui m’intéressait, c’était le travail de Rauschenberg avec ses connotations néo-expressionnistes. Il exposait des lits accrochés au mur qui étaient comme une réminiscence de Dada, mouvement qui avait été complètement évincé par l’école de Paris séduite par l’informe et le tachisme.
L’influence du mouvement Dada ?
Mon approche est une relecture de Dada dans une lignée allemande influencée par Kurt Schwitters. Je récupère des bribes de la réalité, des petits bouts de photos, des textes, de la publicité, des images, des slogans, des graffitis… La fragmentation, le découpage, le télescopage de certains éléments viennent de cette expérience cubiste. Je pense à Johannes Baader en Allemagne et Hugo Ball en Suisse. Les démarches de Raoul Hausmann, Max Ernst conduites par une reprise en main d’une certaine réalité sociale et politique me touchent au plus au point. Ce qui m’intéressait à l’époque, c’était le dépassement de l’abstraction cubiste.
Quand vous parlez de Dada, on pense aux ready-made ou aux tableaux Mécanomorphes. Devant vos œuvres, ne peut-on songer à Duchamp quand il cite Descartes : « Le corps comme un mécanisme d’automate » ?
La démarche de Duchamp est primordiale car c’est le dépassement de l’acte de peindre même. Je l’ai amorcée dans un certain nombre d’œuvres. Je pense à mon installation Ensembles et Accessoires à l’ARC en 1971 où j’exposais toute une série de sanitaires, de bidets, d’éléments de salles de bains. J’y ai introduit massivement le néon et des objets absolument dépouillés sur des fonds blancs immaculés. Je voulais créer un climat de réflexion et d’approbation d’une certaine hygiène du regard. Je voulais transcrire la réalité urbaine avec ses supermarchés, sa surabondance de photos et de publicité, ses affiches envahissantes qui vantaient des centaines de produits souvent par l’entremise de l’image de la femme. J’ai analysé la marge entre l’idéalisation de la femme, sa beauté absolue et ce que je voyais dans le métro ou dans la rue. Il y a là un décalage, une hypocrisie dans laquelle s’inscrivait déjà notre société.
Dans votre œuvre, la femme semble se métamorphoser en machine ?
Pour moi, l’objet industriel a quelque chose de charnel et de corporel. Un tuyautage, la multiplication des câbles qui se superposent signifient aussi tout un système de pulsations corporelles. La femme est incarnée dans une métaphore mécanique, je ne l’abandonne pas vraiment, elle prend une autre forme, une autre nature, une autre matière : c’est le corps de la machine. J’en ai une approche voluptueuse dans sa complexité, dans ses bruits, ou même dans les vapeurs qui s’en dégagent… Je change apparemment de thématique, mais pour moi la machine est aussi un corps !
Comment est née votre prédilection pour l’aérographe et votre maîtrise de cette technique ?
J’ai travaillé pendant quelque mois dans un studio de publicité en Allemagne où j’ai découvert l’aérographe, un excellent moyen de traduire avec exactitude le document trouvé ou photographié. J’arrivais à composer des camaïeux de gris grâce à un système de découpage et de pochoirs assez complexe qui permettait de recréer le document photographique initial. J’ai aussi placé sur une même surface, dans un même tableau, la photo et sa réalisation picturale, pour montrer la confrontation et la source, c’est-à-dire, la citation. Comme au temps de Dada, je démontre à la fois le disfonctionnement d’une société en décomposition et tente en même temps de m’émanciper par rapport au surréalisme et au cubisme. Mes créations sont très construites : souvent il existe un télescopage mais d’une façon extrêmement explicite. Il y a dans mon travail une composante très germanique de l’organisation des images avec une très grande précision. Je veux qu’il y ait une lecture possible, une narration qui se développe.
Pourquoi vos cadrages privilégient le gros plan ?
Ma première démarche fut consacrée à la fragmentation, à la confrontation souvent brutale de l’objet, réel ou représenté, par rapport au corps humain. Par prédilection, j’ai représenté le corps de la femme parce qu’elle est une des premières victimes de la société de consommation. J’ai beaucoup cité le cinéma de la Nouvelle Vague ou John Cassavetes qui jouait sur les gros plans. Certains de ses chefs-d’œuvre s’appellent simplement Faces, Shadows. Le gros plan est une invention cinématographique et photographique. Le premier exemple auquel je pense en peinture est le fameux tableau de Gustave Courbet : L’Origine du monde.
J’ai choisi cette optique du gros plan pour saisir le monde, le sujet désiré, pour donner un impact personnel. Mon premier appareil photo, c’est un Pentax, et je l’ai toujours ! Je photographie d’une façon frontale dans la plupart des cas des objets d’une extrême clarté et d’une extrême évidence. La photo personnalise évidemment, parce que c’est un choix, mais elle dépersonnalise par sa technicité. L’aérographe distancie de façon absolument violente le discours pictural, qui n’en est plus un parce qu’il est complètement lié à la photographie, il se réfère à elle. On ne peut pas capter la réalité en tant que telle, on ne peut pas la saisir dans son ensemble. On ne peut que la prendre par bribes, par instants, par focalisations, par extraits, par découpages. Mon œuvre n’existerait pas s’il n’y avait pas eu l’invention de la photographie. Je suis peintre à travers la photographie, c’est grâce à la photographie que je peins. La photo est le déclencheur même de mon travail.
« Peter Klasen : Nowhere Anywhere photographies 1970-2005 », PARIS, Maison Européenne de la Photographie. 5/7 rue de Fourcy, IVe, tél. 01 44 78 75 00, 28 septembre-27 novembre. Gilbert Lascault, Peter Klasen, coll. « Polychrome », édition Ides et Calendes, 128 p., 21,40 euros.
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Objectif Peter Klasen
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°574 du 1 novembre 2005, avec le titre suivant : Objectif Peter Klasen