ENTRETIEN

Morgan Labar : « Les collectionneurs ont contribué à la muséification de la bêtise »

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2024 - 1367 mots

Selon l’auteur de « La Gloire de la bêtise », paru en septembre aux Presses du réel, l’art « bête » – celui qui, à travers la figure de l’adolescent bête, fait le choix de la régression – a émergé dans les années 1990 chez les artistes américains et européens, avant de devenir objet de collection et de spéculation.

Historien et critique d’art, Morgan Labar est normalien, diplômé en philosophie et docteur en histoire de l’art de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il dirige l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon depuis septembre 2024.

La critique d’art peine à circonscrire la bêtise sans porter de jugement moral. Comment celle-ci se distingue-t-elle de la bouffonnerie et du grotesque, qui existent dans l’art depuis longtemps ?

Sans remonter jusqu’aux marges littérales que sont les marginalia, la tradition comique en histoire de l’art s’est exprimée dans des genres mineurs (scènes de genre), ou dans des supports mineurs (dessins ou gravures). Les choses changent lorsque la blague bête en vient à constituer le fonds de commerce d’un artiste, la raison d’être de sa pratique. Les années 1990 constituent à cet égard un tournant : on peut être bête et n’être que ça, faire rire et ne faire que ça, sans complexe. La bêtise artistique s’est faite esthétique au sens lâche du terme : elle est entrée dans l’air du temps, non sans quelques allers et retours avec la culture des mass media, et s’est établie dans les musées et collections privées. S’il existe différentes formes de bêtise, des bêtises au pluriel, il y a en revanche une forme spécifique, identifiable, de bêtise hégémonique, la bêtise à succès.

Qu’est-ce qui caractérise l’avènement de l’art bête des années 1990 ?

J’insiste sur l’apparition de nouvelles figures de la régression (l’adolescent apathique, l’enfant sadique, le jeune obsédé) qui se substituent à la triade de l’altérité moderne (fou/enfant/primitif). L’omniprésence de la régression dans l’ensemble du champ culturel des années 1990, et surtout son immense succès (Jeff Koons, les Young British Artists, Paul McCarthy, mais aussi les films et émissions de télévision Dumb and Dumber, « Beavis and Butt-Head », « Jackass ») est l’expression d’un changement de rapport à l’idée de maturité adulte. C’est la conséquence directe de la montée en puissance de l’anxiété face à l’avenir, engendrée notamment par l’érection néolibérale de la « flexibilité » en norme managériale, professionnelle et même éthique. J’en viens à mon second point, l’esthétique de la bêtise. Après avoir accompagné les développements du libéralisme des années 1990, elle accompagne ceux des années 2000 et 2010 : de la « bêtise refuge » qui rencontre de nouvelles subjectivités inquiètes à la « bêtise prestige » qui intéresse les collectionneurs.

Vous citez uniquement des artistes hommes et occidentaux. La bêtise dans l’art est-elle l’apanage de cette catégorie ?

La bêtise n’est pas l’apanage exclusif des groupes dominants, mais y recourir reste un privilège. Dans un monde structuré par des rapports de pouvoir fondés sur la classe, la race, le genre et la sexualité, il est plus aisé de jouer la bêtise lorsqu’on jouit d’un confort relatif et que l’on n’a pas à prouver sa légitimité sociale. Cependant, il existe un potentiel subversif dans cette pratique, comme l’a montré [l’universitaire] Jack Halberstam dans The Queer Art of Failure [Paperback, 2011]. La bêtise, lorsqu’elle dépasse le simple divertissement, devient un acte de résistance au logocentrisme dominant. Cette bêtise rejette l’intelligence, l’ordre du discours et les normes imposées par ceux qui contrôlent la parole. Il fallait faire des choix délibérés car l’ouvrage se concentre sur l’histoire hégémonique de la bêtise en art, laissant de côté d’autres perspectives, notamment celles des femmes artistes, qui auraient mérité d’être explorées. Ainsi Annette Messager, Sue Williams, Esther Ferrer ou Sarah Lucas, pour lesquelles j’ai une grande admiration, sont absentes. De même, la Belgique, pays d’un art bête, n’est pas étudiée en détail. L’absence d’artistes comme Jacques Charlier ou Jacques Lizène [dans le livre] s’explique par leur absence de reconnaissance internationale.

Comment expliquer que cet art bête (voire scatologique) ait été « institutionnalisé » si facilement par les grands collectionneurs ? Est-ce la dimension ludique des œuvres ?

L’institutionnalisation de cet art n’a pas été simple et s’est étendue sur plusieurs décennies. J’ai souligné le rôle de collectionneurs « prescripteurs » tels que Dakis Joannou, François Pinault, Eli Broad et, dans une moindre mesure, les frères Maurice et Paul Marciano. Des artistes comme Koons, McCarthy, Takashi Murakami, Maurizio Cattelan et les frères Jake et Dinos Chapman sont devenus des emblèmes de leurs collections. Mon analyse se concentre sur les stratégies de promotion et de légitimation des œuvres régressives au sein de ces grandes collections privées. L’aura des collectionneurs et la médiatisation de leurs collections ont été centrales dans la reconnaissance d’un art revendiquant la bêtise. Bien que ces collectionneurs aient un large spectre de goûts, la place accordée aux artistes associés à une esthétique bête les situe au cœur de cette dynamique. Leurs acquisitions ne créent pas la tendance mais lui confèrent prestige et visibilité, contribuant à une muséification de la bêtise. L’exemple de l’exposition inaugurale [du musée d’art contemporain] The Broad à Los Angeles (2016) montre que l’art comique, néo-pop et divertissant, parfois grotesque, est mis en avant pour créer une image attrayante des collectionneurs. Cela détourne l’attention d’un art plus politique, qui pourrait remettre en question l’idéologie et le modèle économique de telles collections privées. L’exposition offrait un récit consensuel et plaisant, teinté de bêtise légère, mais révélait un substrat idéologique : le capitalisme mondial se nourrit de l’industrie du divertissement.

Les États-Unis restent-ils le creuset de cet art bête ? Existe-t-il un art bête européen ?

Il est toujours risqué de chercher à établir des spécificités ou des traditions nationales. Il n’existe pas un art bête spécifiquement européen, de même qu’il n’existe pas un seul type d’art bête, l’expression serait réductrice. Il existe, dans une époque donnée allant grossièrement des années 1980 au milieu des années 2010, une tendance à la régression. Dans le livre, je traite de différents artistes européens qui ont chacun pratiqué la bêtise de manière bien spécifique : Martin Kippenberger [Allemagne] et sa bêtise « inflationniste », empêchant (de son vivant !) le collectionneur qui ne peut spéculer sur son art tant l’artiste fait tout pour en dévaluer la valeur marchande, surenchérissant de bêtise, multipliant les éditions. Le collectif Présence Panchounette (France) fonctionne différemment : dans une veine post-situationniste, le groupe multiplie les œuvres bancales. L’une de leurs dernières œuvres, avant l’auto-dissolution du groupe, est un nain de jardin géant. Celui-ci quitte le registre de la décoration kitsch méprisée par l’élite culturelle pour devenir œuvre de collection artistique publique. Ce déplacement illustre parfaitement la démarche dans laquelle s’est engagé Présence Panchounette dans ses dernières années : une production de bêtise sans commentaire. Ces exemples européens illustrent des positionnements critiques radicaux à l’égard des mondes de l’art. Quant à savoir si les États-Unis sont le creuset de cet art bête…

La Californie plus spécifiquement ?

Disons qu’en Europe on aime à voir dans les États-Unis notre « Autre » bêtifié. Mais plus que des États-Unis, c’est de la Californie que j’ai voulu faire un modèle théorique, en proposant une « leçon de Los Angeles », un retour archéologique dans la capitale de l’industrie culturelle. J’ai travaillé à partir de l’hypothèse suivante : c’est sous le soleil du Sud californien, à Los Angeles, entre Hollywood et Disneyland, que s’est élaboré le modèle théorique de la bêtise comme pratique artistique, générant un contre-modèle de bêtise régressive qui approche l’abjection, en réaction à la bêtise lisse et superficielle comme horizon culturel collectif.

À l’heure de la téléréalité et de la mise scène de soi sur Internet, est-il possible pour des artistes plus jeunes, comme Ryan Trecartin [né en 1981], de revendiquer une bêtise créatrice ?

Absolument, mais les figures d’adolescents histrioniques de Trecartin vont au-delà de la bêtise : elles génèrent, à mon sens, plus d’inquiétude et d’angoisse que de rire. Elles sont, d’ailleurs, plus perturbantes et queers. Elles ébranlent l’ordre des représentations dominantes. Toute une génération d’artistes a retravaillé en profondeur ces tropes de l’adolescence, le motif de la chambre, le narcissisme. Le travail de la plateforme [curatoriale] Extramentale, fondée par Julia Marchand, rend très bien compte de ces tendances. Mais dans ces œuvres, l’anxiété est beaucoup plus palpable que dans les pratiques analysées dans La Gloire de la bêtise.

Morgan Labar, La Gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980,
éd. Les Presses du réel, Dijon, 2024, 416 pages, 28 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Morgan Labar « Les collectionneurs ont contribué à la muséification de la bêtise »

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