Mona Hatoum : une beauté difficile

Mona Hatoum, de Cassel à Salamanque

Le Journal des Arts

Le 28 juin 2002 - 1192 mots

Mona Hatoum connaît la signification du mot déracinement. Lorsqu’en 1975 cette Palestinienne, née à Beyrouth, arrive à Londres pour ce qui devait être un bref séjour, elle était loin d’imaginer qu’elle ne pourrait plus rentrer chez elle. Depuis lors, elle vit en Grande-Bretagne et sa situation précaire d’apatride reste au cœur de son œuvre. Présente à la Documenta 11 de Cassel, elle bénéficie aussi cet été d’une rétrospective en Espagne au nouveau Centre d’art de Salamanque. Nous l’avons rencontrée juste avant cet événement, et peu après son exposition à Londres, chez White Cube.

La Documenta 11 vient d’ouvrir ses portes et une grande rétrospective de votre travail est inaugurée cet été à Salamanque. Enfin, vous venez juste d’exposer chez White Cube. Montrez-vous des pièces récentes ?
Oui, mais la plupart de celles que j’ai présentées chez White Cube sont prévues pour Salamanque. Le nouveau centre d’art est une ancienne prison, un lieu fabuleux et stimulant. J’avais prévu de prendre six mois sabbatiques, de ne rien montrer jusqu’à la Documenta, et de consacrer ce temps à la réalisation des nouvelles pièces. Je voulais garder l’exposition de White Cube pour plus tard. J’aurais alors eu plus de temps pour y réaliser une installation, et peut-être une autre pour la mairie qui se trouve à proximité de la galerie. Mais Jay Jopling [le directeur de la galerie] m’a dit : “Allez, montrons toutes ces œuvres avant qu’elles ne partent pour l’Espagne – autrement elles attendront un an avant qu’on puisse les voir ici.” Je n’ai pas pu résister à son enthousiasme.

Vous travaillez souvent en fonction de lieux précis, mais chez White Cube, vous avez réuni ces nouvelles pièces dans un espace assez neutre.

J’aime créer des œuvres en relation avec des espaces et des conditions précises et, de ce fait, travailler chez White Cube peut sembler très neutre. L’idée est de montrer un travail qui ne soit pas lié à l’architecture. Il serait arrivé là par hasard et y serait resté temporairement. La seule chose que j’ai expressément réalisée pour la galerie est une suite d’ustensiles de cuisine pendue au plafond, traversée par une charge électrique qui allume une ampoule à la fin de la chaîne. Je me sers de cette œuvre pour animer l’espace car je ne veux pas qu’il devienne trop statique, trop sculptural. La pièce fait référence à une expérience que j’ai réalisée lorsque j’étais étudiante. Cela fut vraiment le point de départ de toutes ces œuvres chargées en courant électrique – comme Home (1999) et Homebound (2000). Je cherche des solutions pour qu’elles ne présentent aucun danger, je ne voudrais pas avoir à en interdire l’accès par un cordon.

Vous devez vivre des moments difficiles à cause de la situation au Moyen-Orient.

Pendant quinze ans, lorsque mes parents étaient vivants et qu’ils étaient confrontés à la guerre au Liban, j’ai été constamment tiraillée entre ici et là-bas. Je m’inquiétais sans cesse pour eux, je ne pouvais pas avoir de leurs nouvelles. Donc, dans un certain sens, je suis incapable de réagir face à la situation actuelle. Ce qui se passe aujourd’hui en Palestine ressemble pratiquement, point pour point, à ce qui s’est passé à Beyrouth, il y a vingt ans, avec les mêmes acteurs principaux.

Vos performances antérieures faisaient référence à la situation politique dans laquelle vous avez grandi. Vous ne faites plus allusion à des événements précis, mais votre œuvre traite toujours des questions de la surveillance, de l’apatridie, de l’enfermement et du déplacement des populations. Aujourd’hui, dans le contexte actuel des événements en Palestine et du climat général après le 11 Septembre, de nouvelles pièces telle Grater divide, une râpe de cuisine en métal, surdimensionnée et sectionnée, ou encore Traffic II, deux valises reliées entre elles par des mèches de cheveux, apparaissent comme connotées. La lecture politique de votre œuvre vous dérange-t-elle ?
Pas du tout. Les gens abordent mon travail comme ils le veulent. Plus on abordera les œuvres avec des lectures différentes, plus riches elles seront. Le monde n’a pas tellement changé depuis le 11 Septembre. La seule différence, c’est que davantage de gens en Occident savent à présent que des conflits et des guerres font rage dans la partie du monde d’où je viens. Quelqu’un m’a demandé récemment de faire “une déclaration sur la paix”. J’ai répondu “La paix ? Qu’est-ce que c’est ?” En d’autres termes, je n’en ai jamais fait l’expérience directe. De plus en plus de gens comprennent aujourd’hui ce que cela signifie. Mon travail suit toujours les mêmes chemins ; parfois, on peut y voir une référence beaucoup plus marquée à cette réalité, parfois, on ne la voit pas vraiment.

En agrandissant ou en modifiant des objets de tous les jours, vous rappelez qu’en période de guerre, l’objet le plus anodin peut devenir menaçant.
Cela a toujours fait partie de mon œuvre. En regardant un meuble – et en particulier un lit d’enfant –, viennent à l’esprit des idées de protection, de confort pour le corps. Mais, en réalité, le meuble se transforme en objet menaçant. Par insinuation, l’environnement dans lequel on vit devient une source de danger et de menace, au lieu d’apporter le réconfort attendu.

Votre œuvre est de celles que l’on expérimente aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Elle implique souvent la mise en œuvre de parties du corps et de substances corporelles. Vous êtes ainsi passée maître dans l’utilisation du cheveu.
Étudiante, j’insérais des poils pubiens, des rognures d’ongles, dans de la pâte à papier que je mélangeais avec des fluides corporels comme l’urine et le sang. Je réalisais ensuite de très fines feuilles de papier dans lesquelles ces éléments – les lignes tracées par les poils, des demis-cercles formés par les ongles – faisaient naître des dessins accidentels. Si je me suis lancée dans cette sorte de réévaluation et d’approche du corps, c’est parce que, lorsque je me suis retrouvée dans un contexte académique – une section expérimentale à la Slade School of Art, à Londres –, j’ai trouvé que les gens autour de moi étaient vraiment trop cérébraux. Je me demandais : “et le corps dans tout ça ? Intéressons-nous au corps !” Ils étaient tous tellement concentrés par ce qui se passait dans leur tête. Ils marchaient comme s’ils étaient des esprits détachés du corps.

Mais, en même temps, vous associez toujours la charge émotionnelle au pur sens formel. Qu’il s’agisse d’objets trouvés, d’explorations relatives au corps ou de sculptures à la construction élaborée, votre œuvre témoigne d’une relation constante, ambiguë,  au minimalisme.
Je suis en permanence attentive aux qualités formelles. J’ai toujours eu une sorte de relation d’amour et de haine à la surface grillagée. Parfois, je l’utilise de telle façon qu’elle est réduite à un rôle de contenant pur et dur. J’adore explorer ces deux aspects, pousser les choses jusqu’à ce que leur beauté devienne presque fasciste, dure et déshumanisante. Travailler avec des antagonismes est une chose que j’aime par-dessus tout.

MONA HATOUM, du 10 juillet au 1er septembre, Centre d’art de Salamanque, Avenida de la Aldehuela, Salamanque, tél. 34 923 18 27 65, tlj sauf lundi, 12h-20h30, www.salamanca2002.org, et Documenta 11, jusqu’au 15 septembre, Friedrichplatz 18, Cassel, tél. 49 561 70 72 70, tlj 10h-20h, www.documenta.de

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Mona Hatoum : une beauté difficile

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