Max Querrien a été directeur de l’Architecture au ministère des Affaires culturelles de 1963 à 1968. Témoin privilégié, il revient sur le ministre André Malraux.
Conseiller d’État honoraire, Max Querrien, né en 1921, a été directeur de l’Architecture au ministère des Affaires culturelles de 1963 à 1968 alors qu’André Malraux était titulaire du portefeuille. Il a ensuite présidé la Caisse nationale des monuments historiques (1981-1986) puis l’Institut français d’architecture (1982-1987). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Pour une politique de l’architecture (édition du Moniteur, 2008) et Malraux, l’antiministre fondateur (éd. du Linteau, 2001). Max Querrien revient avec nous sur la création du ministère et sur ses enjeux.
En 1959, lors de la création du ministère des Affaires culturelles, vous étiez déjà aux affaires publiques, membre du cabinet de Bernard Chenot, ministre de la Santé publique et de la population puis ministre de la Justice. Comment avez-vous interprété la création de ce ministère ?
J’étais aux affaires publiques depuis 1946. J’ai interprété la création de ce ministère comme un signe fort, d’autant plus que, dans notre pays, il y avait vraiment la place pour une impulsion au niveau national dans le domaine de la culture. À l’époque, la plupart des collectivités territoriales considéraient que la culture était ce qui doit être traité lorsqu’il reste encore un peu d’argent disponible. De plus, ce ministère avait la chance d’hériter, par la volonté du général de Gaulle, d’un ministre dont la silhouette était exceptionnelle. Dans un livre publié en 2001, j’ai parlé de Malraux comme d’un « antiministre », car il s’est révélé au fil du temps qu’il n’était pas vraiment ministre. Il était un écrivain, un homme de pensée, d’expression, et ses discours galvanisaient son auditoire. En revanche, conduire un ministère n’était pas ce qui l’intéressait. Mais sa présence à la tête du ministère représentait pour la France un signal très fort et c’est bien ainsi que les choses ont fonctionné. Les discours qu’il a prononcés, dont il faut bien dire que l’opinion commune ne comprenait environ que le dixième mais qui séduisaient par leurs rapprochements virevoltants, ont toujours constitué un événement.
Pourquoi avoir placé une telle personnalité à la tête de ce ministère ?
La présence d’André Malraux à la Culture était un choix du général qui avait pour lui une grande admiration. Malraux intervenait pourtant très peu en conseil des ministres. Mais lorsqu’il le faisait, c’était généralement par une formule qui était frappée et qui prenait une dimension importante aux yeux du général de Gaulle.
Pourquoi avez-vous choisi de rejoindre ce ministère en 1963, pour prendre la tête de la direction de l’Architecture ?
L’architecture m’avait toujours intéressé, par tropisme spontané, dès ma jeunesse, et j’avais au fil des années qui ont suivi la Libération établi de nombreux contacts avec des architectes. L’architecture me passionnait, et en particulier la démarche pour faire en sorte qu’une architecture mérite d’être qualifiée d’architecture. Au préalable, j’avais établi un rapport sur les conditions dans lesquelles l’État et les collectivités ont recours aux architectes. J’avais plutôt insisté sur la libération de la création architecturale que sur la quintessence de l’administration de ce secteur. C’est dans ces conditions que Malraux m’a demandé une esquisse de programme qui pourrait, à ses yeux, caractériser ce que j’envisageais pour cette direction. De fait, je lui ai présenté une note et nous en avons parlé au cours d’une longue conversation. À la fin, il m’a dit : « Ce que vous voulez faire, c’est enfin une politique de l’architecture, je vais proposer votre nomination au général. » Au cours de mes conversations avec Malraux, le général apparaissait à tout moment. En 1968, quand je suis allé lui remettre ma démission, car ce ministère était devenu impossible, il a eu ce mot : « Vous ne pourrez pas dire que je vous ai empêché de faire ce que vous vouliez faire. »
Que vouliez-vous faire de cette direction ?
La particularité de la direction de l’Architecture, avant mon arrivée, c’est qu’elle ne s’occupait pas de création architecturale. J’aurais voulu que Malraux soit le héraut d’un appel répété à tous les Français, afin qu’ils regardent l’espace d’une nouvelle manière, qu’ils voient l’architecture comme un espace qui s’organise autour de chacun d’entre nous. C’était cette initiation à la sensibilité à l’architecture que j’aurais voulu confier à Malraux.
Qu’en a-t-il été ?
Je ne suis pas allé jusqu’à le lui demander. J’en avais pourtant l’intention, car dans son introduction à La Métamorphose des dieux, Malraux avait observé que les maîtres d’œuvre des monuments gothiques avaient conçu leurs monuments de l’intérieur en les projetant vers l’extérieur, à l’inverse des maîtres d’œuvre de l’Antiquité. Cette observation m’avait paru être le signe qu’il était tout à fait capable d’innover dans ce dialogue entre l’architecture et la population. Mais il s’est produit deux choses. À partir de 1965, Malraux était dans un très mauvais état de santé et son cabinet l’a enfermé dans son bureau. Je le sais d’autant mieux que je l’ai entendu sous la forme suivante : « Le ministre ne va pas bien, nous allons le mettre dans son bureau à écrire, comme ça, nous pourrons travailler. » Antoine Bernard, son nouveau directeur de cabinet – avec qui je ne me suis pas du tout entendu – était un homme honnête, scrupuleux, démocrate mais tellement soucieux du fonctionnement du ministère qu’il aurait voulu qu’il fonctionne comme le ministère des armées. Or la culture, cela ne marche pas comme ça. Pour obtenir quelque chose de quelqu’un dans le domaine de la culture, il faut en général d’abord obtenir sa conversion, comme en matière religieuse. Le cabinet avait donc mis Malraux à écrire. Il en est certes sorti Les Anti-mémoires, mais plus rien pour le ministère. Le second élément est une petite controverse que j’ai eue avec lui. C’était au sujet d’une maquette de Jean Faugeron pour un hôtel qui aurait occupé la place de la gare d’Orsay, alors vouée à la démolition. Malraux voulait l’utiliser pour installer le ministère de l’Éducation nationale sur le site de la prison de la Santé. J’ai essayé de lui expliquer que l’architecture ne se balade pas d’un site à l’autre et qu’une maquette d’hôtel ne correspond pas à la vie d’un ministère. Mais Malraux voulait à tout prix cette maquette. Il a fini par me dire, d’un air désespéré : « C’est quand même moi qui ai écrit La Condition humaine et ça, on ne me l’enlèvera pas ! » Ce qui voulait dire implicitement : vous voulez m’enlever le droit d’avoir des idées sur l’architecture ! Je me suis alors dit qu’il ne serait pas ce héraut du discours sur l’architecture (lire aussi p. 14). Je me suis résigné.
Est-ce pour cela que vous avez démissionné ?
J’ai démissionné plus tard, en octobre 1968, car le travail au ministère était devenu impossible à cause de la crispation du cabinet. Le cabinet avait l’impression que le ministère lui glissait entre les doigts. Malraux lui-même n’avait pas une confiance éperdue dans son ministère, qui était né d’un démembrement de l’ancienne direction des Beaux-Arts du ministère de l’Éducation nationale. Or, entre un ministère de l’Éducation nationale et un ministère de la Culture, il existe des différences considérables. L’Éducation nationale travaille sur de grandes masses, sur des programmes répétitifs, sur une organisation qui doit assurer la succession des années scolaires et universitaires. Un ministère de la Culture est un ministère où chaque instant doit être créatif car la culture ne s’arrête jamais. Le ministère de l’Éducation nationale est très lourd, la Culture est un ministère léger, qui doit se comporter comme un commissariat à l’impulsion. Le ministère de la Culture doit être un ministère de création qui ne doit jamais rester tranquille et qui doit convertir.
Au quotidien, quels ont été vos rapports avec Malraux ?
Jusqu’en 1965, je le voyais chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. Il était un homme d’une courtoisie infinie. Mais il était toujours traversé par le souvenir des statues égyptiennes ou de la création sculpturale de l’Extrême-Orient. Le problème était donc de quitter son bureau, tout en gardant une convenance protocolaire, en étant sûr d’avoir réglé le sujet pour lequel on était venu le trouver. J’ai vraiment bénéficié d’une très grande liberté et au 1er janvier 1966, j’ai obtenu que soit créé un service de la création architecturale. Mais après 1965, on ne voyait plus Malraux, il avait été confisqué par son cabinet. C’était une erreur.
N’aurait-il pas mieux valu qu’il démissionne ?
Cela aurait été dommage, car tout le monde persistait à croire qu’il était encore ministre. Malraux était doté d’un très grand prestige d’homme d’action et du verbe. Il aurait fallu trouver un accommodement.
Qu’est-ce qu’a laissé Malraux à ce ministère ?
D’abord la légitimité, en France, de l’existence d’un ministère de la Culture, ce qui n’était pas évident. Le fait que Malraux ait été le premier ministre de la Culture a été important. D’autre part, il a œuvré pour une popularisation de l’accès à la culture, pour la revendication de la culture sous ses diverses formes.
Qu’est-ce qui fait un bon ministre de la Culture ?
Il faut une personnalité qui y croit. Or tout le monde n’y croit pas. Certains pensent que la culture est un luxe. Certains ne croient qu’à l’expédition des papiers pour être tranquille. Mais c’est un autre métier. Puis il faut, autant que possible, être capable d’en parler, et tout le monde ne sait pas en parler. Il faut être capable de la penser, et pour la penser, il faut entretenir des relations avec tous les créateurs, avoir un contact facile qui permet les échanges.
En cinquante ans, le ministère s’est-il doté de bases suffisamment solides pour continuer à exister ?
Il y aura encore une place pour un ministère de la Culture, et peut-être même pour un ministère de l’architecture, tant que l’ensemble des acteurs ne sera pas convaincu que la qualité culturelle est quelque chose d’aussi important que l’équilibre financier. Des progrès ont été faits. Rares sont les gens qui considèrent que la culture n’existe pas ou n’est qu’un luxe de privilégié. Mais ce n’est pas irréversible et il faut continuer à veiller au grain sur ce terrain. En matière d’architecture, il y a néanmoins encore un gros effort à faire. Cette sensibilisation à l’architecture ne s’est pas produite. À l’heure actuelle, le citoyen n’a pas le sentiment que, entre sa personne et tout ce qui est autour de lui, règnent une série de rapports invisibles mais extrêmement forts qui déterminent une partie de sa pensée, de son bien-être ou de mal-être ; et que c’est de cette sensualité à l’égard du volume de l’architecture qu’il faudrait partir pour devenir le complice de la création architecturale. Dans ce domaine, tout reste à faire.
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Max Querrien : « La culture ne s’arrête jamais »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°294 du 9 janvier 2009, avec le titre suivant : Max Querrien : « La culture ne s’arrête jamais »