Art primitif, contemporain et moderne sont quelques-uns des points forts du marché de l’art belge. De grands antiquaires contribuent également à la renommée de ce pays de 10 millions d’habitants, pourtant dépourvu de foire d’envergure internationale. Les maisons de vente souffrent, elles, de la concurrence des auctioneers anglo-saxons qui grignotent leur pré carré.
Lors de la dernière Biennale des antiquaires, qui s’est tenue à Paris à l’automne 1998, une dizaine de marchands belges exposaient au Carrousel du Louvre parmi le gotha international : des spécialistes d’art d’Extrême-Orient, comme Gisèle Croës, Zen Gallery ou Annie Janssens, de la galerie Ming-k’i, des marchands de tableaux XIXe et modernes, tels Patrick Derom, Patrick Berko ou Emiel Veranneman, et d’autres grands noms comme Axel Vervoordt (mobilier et objets d’art XVIIe et XVIIIe). À Maastricht, en mars dernier, ils étaient dix-sept, venus de toute la Belgique, dont Vervoordt, Berko, Philippe Denys (argenterie, sculpture et mobilier Art déco), Lin et Émile Deletaille (arts primitifs, arts d’Océanie et précolombien).
Petit pays de dix millions d’habitants, la Belgique compte pourtant quelques-uns des plus grands antiquaires au monde, que l’on retrouve de New York à Maastricht en passant par Paris. Leurs atouts : ouverture sur le monde, rigueur et combativité. Leur salut passe par la conquête des marchés et collectionneurs étrangers, estiment Patrick Berko et Gisèle Croës. “Pour s’affirmer en Belgique, il faut aller à l’étranger, explique la galeriste, et lutter pour faire sa place au soleil. C’est grâce à la Biennale internationale des antiquaires, où j’ai exposé en 1980 pour la première fois, que j’ai pu percer sur le marché international. Pour nous en sortir, il nous faut faire nos preuves et vendre à l’étranger.”Philippe Denys fait partie de ces marchands belges de renommée internationale. Outre son travail, il doit sa rapide ascension à l’onction des grandes foires, véritable cursus honorum de la profession : en quelques années, il a franchi avec succès les portes des salons les plus prestigieux. Installé en 1992, rue des Sablons à Bruxelles, il expose pour la première fois à Paris, à la Biennale, en 1994. Ensuite, tout va très vite. En 1995, il participe pour la première fois à la Foire de Maastricht. Deux ans plus tard, il est à l’Armory Show, à New York. “On m’a regardé d’un nouvel œil, explique-t-il. J’ai gagné de nouveaux clients internationaux, américains principalement.”
La force de ce marché tient aussi au fait que la Belgique est un pays de collectionneurs, les plus nombreux se trouvant plutôt dans la partie flamande du pays. “La richesse et la diversité des collections belges s’explique par l’ouverture d’esprit, la curiosité des habitants, leur mobilité et leur esprit de conquête, mais aussi par leur faculté à parler plusieurs langues. Les Belges sont très intéressés par l’art moderne et contemporain, et moins tournés que les Français vers un passé qui peut se révéler asphyxiant”, analyse Philippe Denys. Pour Roland de Lathuy, administrateur délégué
de Christie’s Belgique, “le Belge est très attaché à l’aménagement de son intérieur. Posséder et présenter des tableaux et des objets d’art fait partie d’un art de vivre. Les Belges sont très éclectiques, très ouverts, ce qui leur permet de collectionner à la fois des sculptures khmères, des tissus coptes et de l’art contemporain.”
Vallée du Niger et bassin du Congo
Parmi les spécialités qui ont contribué à forger la réputation du marché belge figure l’art primitif. La Belgian Association of Dealers in Non-European Art réunit chaque année une quarantaine de marchands d’art primitif belges et étrangers – français, anglais, américains principalement – qui se retrouvent à Bruxelles au mois de juin pour présenter leurs plus belles pièces. Quelques-uns des grands noms de la spécialité travaillent dans la capitale, comme Pierre Dartevelle ou Philippe Guimiot, un Français installé aux Sablons, puis avenue Louise, avant de gagner la très chic avenue Lloyd George. Le poids du marché de l’art primitif belge s’explique par les liens coloniaux entretenus avec l’ex-Congo (aujourd’hui Zaïre). Les premières galeries spécialisées se sont ouvertes dans les années vingt ; les objets provenaient de la vallée du Niger et du bassin du Congo. “La place de Bruxelles sur le marché de l’art primitif s’est encore accrue dans la première moitié des années soixante-dix”, indique Philippe Guimiot. La Belgique compte aujourd’hui une trentaine de marchands d’art primitif, dont la plupart sont à Bruxelles.
Des galeries françaises à Bruxelles
Les collectionneurs belges manifestent beaucoup plus de goût pour les tableaux, qu’ils soient anciens, modernes ou contemporains, que pour le mobilier ; l’art contemporain, particulièrement, a le vent en poupe. Des galeries de renom sont installées à Bruxelles – Rodolphe Janssen, Xavier Hufkens, Maurice Keitelman... –, Anvers – Ronny van de Velde, De Zwarte Panter... – ou Knokke – Bernard Cats, Guy Pieters, Sabine Watchers –, sans oublier le petit village de Kruishouten, à l’ouest, où se trouve la Fondation Veranneman. “La Belgique compte plus de collectionneurs privés que la France, souligne la galeriste Marie-Puck Broodthaers. Les premiers collectionneurs de Pop Art et d’art minimal étaient belges.” Le formidable appétit de ces collectionneurs a amené des galeries françaises comme Catherine Thieck (Galerie de France) et Marwan Hoss à s’installer à Bruxelles, au début de 1998. Elles ont également cherché à s’ouvrir sur de nouveaux marchés et à séduire les collectionneurs allemands, belges et suisses. Des artistes étrangers leur ont emboîté le pas. “Ils sont nombreux à s’être installés à Bruxelles depuis le début des années quatre-vingt. Ils y trouvent un certain anonymat, plus de liberté et de tranquillité pour travailler”, explique le galeriste Philippe Braem.
La présence de grands collectionneurs et de marchands réputés n’a pas pour autant favorisé la création de salons d’envergure internationale. La Foire des antiquaires de Belgique – premier salon généraliste du pays, proposant des antiquités, de l’art oriental, des meubles et objets d’art Haute Époque, des tableaux anciens et modernes... –, qui se tient chaque année au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, n’attire qu’un petit nombre de marchands étrangers. La 45e édition, en l’an 2000, ne réunira que neuf exposants étrangers sur un 54 marchands. Un nouveau salon, qui s’est déroulé à Anvers du 18 au 26 septembre, n’a lui aussi attiré qu’un nombre réduit d’antiquaires étrangers : 85 % des 74 exposants étaient belges.
Les maisons de vente belges, plus volontiers tournées vers l’art national, organisent rarement des ventes susceptibles d’intéresser les grands collectionneurs internationaux. Les records mondiaux établis en mai dernier, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, par deux panneaux de Bruegel le Jeune – Le Combat de Carême et Carnaval et Kermesse avec théâtre et procession – vendus respectivement 123 et 139 millions de francs belges (19,9 et 22,5 millions de francs français), étaient tout à fait exceptionnels. Créé en 1933, le Palais des Beaux-Arts, première maison de vente belge, a réalisé un chiffre d’affaires de 500 millions de francs belges en 1998 et prévoit un résultat de 800 millions pour 1999. Spécialisée dans les ventes de meubles, de sculptures, d’objets d’art et de bijoux de l’Europe du Nord, la maison bruxelloise organise environ huit ventes par an. “Nous venons de racheter une nouvelle salle, Themis, située boulevard de Waterloo, où nous souhaiterions organiser des ventes sur le modèle de celles qui se tiennent à Christie’s South Kensington”, explique François de Jonckheere.
Numéro deux en termes de chiffre d’affaires, Campo & Campo, installé à Anvers, réalise environ sept ventes par an, pour un produit total de 140 millions de francs belges en 1998. Spécialisée dans les ventes de tableaux et de sculptures belges des XIXe et XXe siècles, la maison a fêté ses 100 ans en 1997. “Notre clientèle est constituée à 70 % de Belges. Nous avons aussi des acheteurs hollandais, français, anglais, et quelques Américains”, précise Michel Campo. Sa société semble avoir particulièrement souffert de la crise qu’a connue le marché de l’art au début des années quatre-vingt-dix. “En 1990, nous réalisions environ 140 millions de francs belges par vente, environ 365 millions de francs sur une année, poursuit Michel Campo. Un tableau d’Alechinsky partait à l’époque entre 4 et 6 millions de francs belges. Aujourd’hui, on peinerait à le vendre 1,4 million. Les peintres Cobra ont été les plus affectés par la crise. Les tableaux romantiques du XIXe siècle ont moins souffert.”
Les maisons belges se trouvent confrontées à la concurrence des auctioneers anglo-saxons. Christie’s et Sotheby’s disposent de bureaux à Bruxelles mais ne vendent pas sur place, ou très occasionnellement – plusieurs house sales ont été organisées par Christie’s en 1995 et 1997 –, alors qu’elles opèrent à Amsterdam. “Il y a une tradition de ventes publiques plus affirmée à Amsterdam, où la législation fiscale est plus favorable qu’à Bruxelles”, explique Roland de Lathuis.
Victor Ginsburgh, professeur à l’Université libre de Bruxelles, et Sophie Mertens, expert au Bureau du plan et chercheur, ont réalisé en 1995 une étude portant sur les ventes publiques, à Bruxelles et Anvers, de tableaux belges des XIXe et XXe siècles. Effectuée à partir d’une sélection de 206 peintres belges qui ont travaillé après 1830, et prenant en compte plus de 12 000 tableaux vendus entre 1962 et 1992, elle montre que les maisons de vente ont perdu en vingt ans d’importantes parts de marché. Le constat est accablant pour le marché national. Dans les années soixante, les salles belges réalisaient environ 55 % du chiffre d’affaires mondial pour ces 206 peintres. Vingt ans plus tard (1988-1992), elles ne détenaient plus que 16 % du gâteau. L’étude montre que les peintres les plus connus – Magritte, Delvaux, Khnopff... – se vendent davantage dans les salles étrangères ; ainsi, les œuvres de Magritte passent à 97,5 % dans des salles non belges. En outre, ajoutent les auteurs, “si les grands peintres belges se vendent en Belgique, les prix obtenus pour leurs œuvres y sont moins élevés qu’à l’étranger, et ce depuis 1963. [...] Même Permeke, dont la majorité des œuvres sont vendues en Belgique et dont les prix sont restés plus élevés en Belgique durant les vingt premières années sous revue, se vend plus cher à l’étranger en fin de période. C’est aussi le cas de Claus Gustave de Smet, Léon de Smets. Ceci confirme la dégradation de la situation en Belgique�?. Pour Victor Ginsburgh et Sophie Mertens, le malaise est plus structurel que conjoncturel. “Rien de ce qui aurait pu rendre les salles belges plus compétitives n’a été fait, alors que les législations britanniques et nord-américaines ont permis à Christie’s et Sotheby’s de se développer. La taxe à la valeur ajoutée était prélevée sur la totalité de la transaction au lieu de l’être sur la valeur ajoutée, en l’occurrence sur la commission du commissaire-priseur. S’ajoute à cela l’absurde droit de suite, payable à l’artiste ou à ses descendants. [...] Il sera difficile, concluent ils, de rattraper les parts de marché perdues durant les dernières années. Il n’est plus possible de revenir en arrière et d’effacer la prédominance sur les marchés internationaux de Christie’s et de Sotheby’s.�?
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Marché belge : les grands atouts d’un petit pays
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°90 du 8 octobre 1999, avec le titre suivant : Marché belge : les grands atouts d’un petit pays