Fondé à Weimar en 1919 par Walter Gropius, le Bauhaus, institution d’enseignement artistique qui associe artistes de l’avant-garde et artisans d’art, décloisonne les disciplines – de la peinture et la sculpture aux techniques de fabrication industrielle – et les intègrent à l’architecture, « but ultime de toute création formelle ». L’enseignement, destiné à libérer les facultés créatrices de l’élève, évolua progressivement, suite aux dissensions internes et à la dégradation de la situation économico-politique en Allemagne, vers la production d’objets commercialisables. Après le transfert à Dessau et la fermeture par les nazis qui s’ensuivit, d’autres écoles tentèrent, avec difficulté, de reprendre le modèle à leur compte. Malgré la prévalence et le triomphe ultime d’une vision académique de l’art dans l’Allemagne des années 1920-1930, le Bauhaus aura renouvelé la conception de l’activité créatrice, rétablissant l’unité entre les arts dits « majeurs » et les arts appliqués.
À la veille de la Première Guerre mondiale, les responsables du “Werkbund”, ou “Union pour l’œuvre”, lancèrent en Allemagne l’idée d’aménager les écoles supérieures de beaux-arts, autrement dit les fameuses “académies”, en établissements universitaires où seraient formés tous les praticiens des arts : aussi bien les adeptes des arts dits “majeurs”, peinture et sculpture, que les architectes, les décorateurs et les concepteurs d’objets utilitaires. Cette organisation créée en 1907 se proposait ainsi d’associer artistes, artisans et “représentants hautement qualifiés de l’industrie” en vue de parvenir à un “ennoblissement” des produits courants. Pour justifier la réforme envisagée pour les écoles d’art, les théoriciens avançaient l’argument selon lequel la fonction des artistes professionnels était en train, socialement, de se réduire à presque rien, tandis que la production industrielle de meubles et de toutes sortes d’ustensiles de consommation courante était au contraire en plein essor.
Sous la République de Weimar, le Bauhaus
Les projets du Werkbund n’ont pu se concrétiser qu’en 1919-1920, une fois que l’Allemagne, après la chute du régime impérial et la retombée de l’explosion révolutionnaire, s’était engagée dans l’instauration d’un système parlementaire démocratique et qu’était en chantier la rénovation des institutions. L’école, qui fut nommée “Bauhaus” par son fondateur, l’architecte Walter Gropius, est issue de cette transformation politique de l’Allemagne, sans laquelle elle n’aurait jamais vu le jour. Son ouverture à Weimar en octobre 1919 s’inscrit dans le mouvement de réforme des enseignements artistiques tel qu’il avait été élaboré avant 1914, et tel qu’il se réalise dans le bouillonnement d’expériences émancipatrices touchant l’ensemble de la vie culturelle.
Le Bauhaus hérite de l’ancienne École des arts et métiers, fondée par Henry van de Velde en 1907, et fermée puis dissoute après le retour de ce dernier en Belgique en 1916. C’est dans ses locaux et à travers sa filiation qu’il se constitue, en absorbant par ailleurs l’École supérieure d’arts plastiques du grand-duché de Saxe-Weimar. S’y trouvent ainsi réunis arts majeurs et arts mineurs.
Ingénieur du bâtiment, Walter Gropius avait appartenu au Werkbund avant 1914 et, en 1918-1919, il avait animé à Berlin, avec son confrère Bruno Taut, un groupe révolutionnaire de réflexion, le “Conseil de travail pour l’art”. Les statuts mis au point par ce conseil stipulaient : “L’art ne doit plus exister pour le plaisir de quelques-uns, mais pour le bonheur et la vie des masses.”
Le programme initial du Bauhaus est tourné vers cet idéal, son but étant de décloisonner les disciplines artistiques pour les conduire à fusionner dans le projet final et encore lointain d’une architecture nouvelle, que symbolise la cathédrale, aboutissement des “loges de bâtisseurs” du Moyen Âge. Pour cette école, dont le nom signifie “Maison de la construction”, Walter Gropius reprend les phases de formation définies par les corporations médiévales : les enseignants sont des “maîtres”, et les élèves des “apprentis” qui passeront “compagnons”. Au départ, il voit dans la mission pédagogique du Bauhaus la réactivation d’une communauté de travail mêlant artistes et artisans, “maîtres de forme” et “maîtres d’atelier”, afin de former au mieux à tous les métiers du bâtiment.
Dans les conditions économiques et politiques des débuts de la République de Weimar, ce programme difficilement applicable s’est vite révélé une source de conflits. La traditionnelle École supérieure des arts plastiques fut donc restaurée. Mais Walter Gropius, après avoir surmonté cette scission, maintint plus fermement ses positions. Pour préparer les élèves à profiter pleinement de leur présence au Bauhaus, il embaucha Johannes Itten, qui institua un “cours préliminaire” où chacun devait être amené à prendre conscience de ses ressources potentielles. Pour assurer la fonction de “maître de forme”, il recruta des peintres d’avant-garde : Lyonel Feininger, puis Gerhard Marcks, Georg Muche, Paul Klee, Oskar Schlemmer, et Wassili Kandinsky à la fin de 1922.
La vie communautaire et le travail en atelier furent posés comme les soubassements de l’acquisition d’un savoir technique, théorique, social, et comme des stimulants à l’invention créatrice.
Par la suite, Walter Gropius fut déçu par le caractère peu productif des ateliers et il en tint responsable Johannes Itten, qui démissionna de son poste en octobre 1922. Face aux querelles qui agitaient une partie des enseignants, il continua d’affirmer ses conceptions et, pour surmonter les difficultés financières, prit la décision d’orienter le Bauhaus vers une production commercialisable. Il confia le cours préliminaire au constructiviste hongrois László Moholy-Nagy. Ce fut une nouvelle étape, avec des ateliers réussissant à produire des prototypes d’objets simples et fonctionnels, vendables à des fins de fabrication industrielle. Slogan de l’école : “Art et technique, une nouvelle unité”. Son programme d’enseignement : après avoir été accepté sur ses compétences et sans nécessité de diplôme, chaque élève doit suivre obligatoirement le cours préliminaire pendant un semestre, puis effectuer trois ans d’études dans l’un des sept ateliers de son choix (sculpture sur pierre, menuiserie, métal, céramique, peinture sur verre, peinture murale ou tissage).
En février 1924, les élections donnent la majorité, en Thuringe, à la droite et à l’extrême droite. Les attaques se multiplient contre le Bauhaus, dénoncé comme une institution “bolchevique”. Son Conseil des maîtres se résigne à prononcer la fermeture de l’établissement le 1er avril 1925. Le Bauhaus déménage de Weimar à Dessau, dans des bâtiments neufs, construits sur les plans de Walter Gropius. L’école devient plus moderne, avec des ateliers de mobilier, de publicité ; un enseignement de l’architecture est confié au Suisse Hannes Meyer. Mais en 1927, Walter Gropius démissionne soudain de ses fonctions, cédant sa place à Hannes Meyer. Un atelier de photographie est ouvert, des conférences scientifiques sont inaugurées. Survient alors une cabale contre Hannes Meyer, accusé d’être communiste. Il est licencié et remplacé, en septembre 1930, par un autre architecte : Ludwig Mies van der Rohe, qui impose un enseignement plus directif, plus technique. Jusqu’au moment où les nazis, devenus majoritaires au conseil municipal, votent le 22 août 1932 la fermeture de l’école, qu’ils considèrent comme un haut lieu du “bolchevisme culturel”. Mies van der Rohe en est réduit à transférer à Berlin, dans une usine désaffectée, un Bauhaus qui n’est plus que l’ombre de lui-même.
Avec le recul, quel a été l’apport essentiel du Bauhaus ? Qu’il ait été la première école de création industrielle en Europe compte sans doute moins que son rôle dans le développement de l’invention créatrice et l’épanouissement de personnalités polyvalentes. L’organisation des études et la diversité des activités facilitaient cette ouverture, par l’entremêlement d’une pratique des arts nobles et des arts appliqués. Des effectifs peu élevés, une discussion continue entre enseignants et enseignés ont favorisé, à Weimar comme à Dessau, l’acquisition des compétences et des connaissances. Bref, la rupture avec l’enseignement académique a engendré là, malgré une réussite partielle en raison du contexte socio-historique, le meilleur de ce qu’elle pouvait donner. Pour preuve, certains des modèles produits dans les ateliers du Bauhaus continuent aujourd’hui encore d’être fabriqués en série.
L’héritage du Bauhaus
Mais l’exemple du Bauhaus a-t-il essaimé sous la République de Weimar ? Certaines écoles professionnelles ont été développées en y incluant d’autres disciplines, comme l’architecture et les arts visuels. Ainsi à Brunswick, Hanovre, Hildesheim, Magdebourg. Il fut en même temps décidé d’ouvrir l’éventail des débouchés. Au lieu de bloquer les élèves sur la nécessité d’opter pour un métier, la possibilité leur fut donnée, à la fin de leur formation, d’accéder aux filières de l’enseignement supérieur, qu’elles soient techniques ou plus particulièrement vouées aux beaux-arts.
Malheureusement, dans une volonté de conciliation, afin d’éviter une concurrence économique avec les entreprises, la production fut limitée à des exercices pratiques. Ces orientations conduisirent à modifier les programmes d’enseignement. L’acquis de connaissances théoriques fut privilégié, au détriment de la création de prototypes et d’un travail en liaison avec la vie sociale.
En dehors du Bauhaus, deux écoles privées ont dispensé à Berlin un enseignement dont les orientations pédagogiques, par l’épanouissement personnel qu’elles offraient aux élèves, lui étaient plus ou moins apparentées. La première, ouverte par Albert Reimann dès 1902, fonctionnait par ateliers. L’école inaugura en 1930 des cours pratiques de cinéma et, en 1931, sous la direction de Werner Graeff, un enseignement de la photographie. Deux anciens du Bauhaus, Joost Schmidt et Georg Muche, y officiaient. Juif, Albert Reimann dut renoncer à travailler en 1933, en vertu des dispositions antisémites imposées par les nazis pour “aryaniser” les entreprises. Il transmit à l’architecte Hugo Häring la direction de son établissement, qui subsista tant bien que mal jusqu’à être bombardé, en 1943. La seconde de ces écoles fut fondée par Johannes Itten en 1926, et fonctionna jusqu’en 1934. Dans ses méthodes, il y poursuivit le cours préliminaire qu’il donnait au Bauhaus, complété par un approfondissement de ses recherches sur les couleurs.
Domination de la routine académique
Au demeurant, l’esprit de réforme a-t-il imprégné systématiquement l’enseignement artistique sous la République de Weimar ? Malgré, çà et là, des charges d’enseignement accordées à des artistes d’avant-garde, la réponse est négative. L’École supérieure d’arts plastiques de Berlin est, à cet égard, un exemple édifiant. L’un des professeurs les plus influents y était alors Ferdinand Spiegel, un peintre décorateur qui avait été recruté en 1916. Il était l’auteur de tableaux sur la Première Guerre mondiale dans le droit fil de la plus conventionnelle peinture d’histoire, et le fidèle continuateur de scènes paysannes dans la tradition du XIXe siècle. Il incarnait ainsi les deux genres les plus prisés par la bourgeoisie allemande et résolument perpétués depuis des décennies dans les académies. Quand il prit sa retraite, il fut remplacé par Franz Eichhorst, dont les orientations conservatrices étaient identiques et qui, d’ailleurs, était l’un de ses anciens élèves. Sa notoriété lui venait de fresques militaires qu’il avait peintes à l’intérieur de l’hôtel de ville de Berlin-Schöneberg.
Comparativement aux autres démocraties européennes, France y compris, les institutions de la République de Weimar, qu’elles soient municipales, régionales ou nationales, ont vivement incité les musées entre 1925 et 1930 – avant que la crise économique ne survienne –, à enrichir d’œuvres modernes leurs collections. C’était compter sans les résistances à la nouveauté, relatives au poids des forces réactionnaires. La sensibilisation à ces œuvres n’a touché qu’une infime partie de la population. L’art qui a continué d’être majoritairement apprécié fut un art d’inspiration patriotique et prétendu “national”, comme en produisait l’enseignement académique. La mésaventure que connut Otto Dix avec l’une de ses toiles, Dans la tranchée, en dit long. Ce tableau avait été acquis en 1923 par le célèbre Musée Wallraff-Richartz de Cologne. Et voici qu’en 1925, le bourgmestre de la ville, un certain Konrad Adenauer, remet en cause cet achat. Le musée est invité à s’en débarrasser. Son directeur, le Dr Secker, est licencié. Pourquoi ces injonctions ? La vision de la guerre que proposait Otto Dix était celle d’une humiliation de l’homme. Or, en vertu des critères académiques en vigueur, les soldats ne pouvaient être que des héros dignes d’admiration, et non des épaves pitoyables.
Il y a soixante-dix ans, le gouvernement d’Hitler s’engageait dans la destruction de la démocratie en Allemagne, et les écoles d’art, tout comme l’ensemble des arts, ont été soumises à la férule nazie à partir de mars 1933. L’ultime avatar du Bauhaus fut sa fermeture le 11 avril 1933, sous prétexte de propagande communiste. Mies van der Rohe, son directeur, décréta la dissolution de l’établissement le 20 juillet 1933, plutôt que de s’abaisser à le compromettre dans une collaboration avec Goebbels. Expulsion, élimination, interdiction d’enseigner, de peindre, d’exposer : telles furent les mesures adoptées par les nazis pour annihiler ce qu’ils jugeaient ne pas correspondre à l’”art national allemand”. Ces artistes ont été facilement remplacés. De 1933 à 1945, le public fut invité chaque année à voir à Munich des centaines de tableaux à l’occasion d’une exposition solennelle qui était le sommet de l’art académique. Leurs auteurs, pour beaucoup d’entre eux, avaient été formés dans les écoles de la République de Weimar.
Lionel Richard est notamment l’auteur des ouvrages suivants : l’Encyclopédie du Bauhaus, Paris, Somogy, 1986 ; La Vie quotidienne sous la République de Weimar, Paris, Hachette, rééd. 1999 et L’Aventure de l’art contemporain de 1945 à nos jours, Paris, Le Chêne, 2002.
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L’utopie de la fusion des arts nobles et des arts appliqués
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°165 du 21 février 2003, avec le titre suivant : L’utopie de la fusion des arts nobles et des arts appliqués