Descendante d’une dynastie de grands bottiers qui, dès 1895, habillent sur mesure les pieds des hommes les plus élégants du monde, Olga Berluti a repris le flambeau familial depuis trente ans. Dans la plus pure tradition familiale à laquelle elle a apporté sa modernité et son audace, elle crée des souliers immortels, ciselant, teignant, glaçant et patinant avec art les peaux les plus belles et les plus résistantes. Elle est aussi alchimiste, créant des coloris inimitables. Sur ses cuirs d’apparence délicate, travaillés d’une seule pièce et sans couture, baptisés au Dom Pérignon, décolorés à la lune montante, elle sculpte des scarifications, inclut des tatouages quasi invisibles ou les pare d’un piercing. Olga Berluti est une grande artiste qui, lorsqu’elle en a le temps, créé aussi des costumes pour le cinéma et imagine d’extravagants et poétiques ex-voto, avec les formes des souliers
de clients disparus, retrouvées dans le sous-sol de sa boutique de la rue Marbeuf.
On dit que vous êtes la seule femme « bottier » au monde.
Le jour où j’ai pris le pouvoir dans cette maison, les clients m’ont fait une confiance absolue, contrairement aux techniciens et aux ouvriers. Ils avaient des machines extraordinaires et moi je travaillais à la main dans un atelier avec une petite chaise d’ouvrière, des marteaux, des pinces et trois clous. Ils m’ont laissé jouer à la poupée et c’est grâce à leur méfiance et à leur dérision que, sans rien, j’ai eu envie de raconter des histoires, de faire des choses qui ont été reconnues dans le monde entier.
Dans votre maison, vous avez rencontré des hommes fabuleux que vous appelez vos chevaliers.
J’ai passé ma vie aux pieds des hommes. Ceux qui poussent ou ont poussé la porte de Berluti sont des êtres uniques, qui foncent dans la vie, que ce soit le duc de Windsor, Andy Warhol qui aimait le côté surréaliste de mes souliers, Andrzej Zulawski, premier metteur en scène à m’avoir commandé des costumes pour le cinéma, ou Picasso. Picasso pointait un soulier du doigt et je me souviens de ses yeux d’aigle lorsqu’il disait « c’est celui-là que je veux ». Le modèle qu’il avait choisi était celui fait pour lui. Tous ces hommes ont influencé ma vie et c’est à eux que je dois ce que la maison est aujourd’hui. J’y ai sacrifié tout mon temps, dans le sens du sacrifice chrétien, car la seule chose profondément ancrée dans mon corps et dans mes veines a toujours été le travail.
Qui sont vos clients aujourd’hui ?
Des hommes « sur mesure » à qui on ne raconte pas d’histoires. Des hommes qui marchent, courent, se déplacent, travaillent, s’organisent, qui font et qui défont les mondes. Aujourd’hui dandies, demain sportifs, ils savent avoir deux personnalités. Ils ont changé et n’affichent plus les styles fossilisés du temps jadis. Je les aime, je les écoute, je les admire et je conçois pour eux des souliers uniques qui sont souvent pensés à quatre mains. Certains peintres, comme Daniel Hourdé, veulent porter mes épreuves d’artiste dont les dessins des deux pieds ne sont pas identiques.
A côté des grands classiques, vous concevez aussi des souliers où l’on retrouve subtilement des signes d’autres cultures : tatouages, scarifications ou piercings.
Je déteste la tiédeur. J’aime la désobéissance, l’audace et l’impertinence. L’arrogance ne me dérange pas. On peut faire du très beau classique dans la désobéissance, du moment qu’on le fait avec rigueur. Les souliers sont la dernière cuirasse de l’homme moderne et ces modèles parfaitement chaussables les rendent combatifs, guerriers et sûrs d’eux. Si vous me demandez quel est le summum de la vulgarité et du mauvais goût pour un homme, je vous répondrais : avoir mal dans ses souliers.
La couleur a une grande importance pour vous ?
Enormément ! Je veux la travailler à la perfection et je pars dans les excès les plus absolus. Un soulier neuf est un soulier figé qui devient beau lorsqu’il est porté, que sa couleur commence à devenir transparente, qu’il a oublié tout ce que l’usine a fait et que la vie a apporté. Je me suis demandé comment faire pour donner à des souliers neufs la mémoire d’une vieille dame de 80 ans et la fraîcheur d’une jeune fille de 18 ans. D’abord, je lave mes cuirs à l’eau et au cognac. Après, je procède à la décoloration. Et je traite avec les produits de beauté les plus sophistiqués que je ne peux pas utiliser moi-même, car je suis une grande allergique. Pour mes souliers, rien n’est trop beau et le cuir boit tout cela très bien. Il y a aussi la patine à l’os, à la cuillère, le massage aux huiles essentielles.
Vous avez aussi des extravagances invisibles au premier coup d’œil, comme ces souliers couleur de châtaigne avec de fins lacets mauves.
Oui, je m’amuse.
Parlez-moi de vos ex-voto créés à partir des formes de souliers des clients Berluti.
C’est très important pour moi parce que c’est mon œuvre personnelle, gratuite. Je le fais en hommage à tous ces hommes qui m’ont nourrie et qui ont nourri ma famille durant toutes ces années, d’une manière physique, intellectuelle ou spirituelle. Ils m’ont raconté des histoires et ont alimenté mon imaginaire. Par reconnaissance pour tout ce qu’ils m’ont apporté et parce que je crois en l’immortalité des êtres, je ne voulais pas voir mourir ces formes de bois qui, au cours des années, commençaient à se désagréger. J’ai commencé par les plâtrer avec des produits que les menuisiers m’ont appris à utiliser. Puis, avec des tissus anciens, je les ai habillées selon la personnalité du maître à qui elles ont appartenu. Chacune a son histoire. C’est un jardin fait pour moi-même où se retrouvent Paul Poiret, Frank Sinatra, Jean Cocteau, Marcel Pagnol, Toto ou René Clair, avec les quelques femmes pour qui Berluti a pu faire des souliers : Elisabeth Arden, Mistinguett, Edwige Feuillère, Any Gould...
Quels sont les artistes qui vous inspirent ?
Saint Laurent et Picasso, le maître de notre époque.
Que collectionnez-vous ?
Je collectionne très peu : des petites sculptures en bronze de Paulès pour la beauté de leur patine et des tissus anciens.
Je peux me ruiner pour dix centimètres de tissus de Fortuny ! Mais je suis irrévérencieuse avec les tissus, car je ne les regarde pas comme des reliques et je les fais revivre autrement. En fait, j’ai une vie quasi ascétique et je n’ai besoin que de superflu.
Quels souliers portez-vous ?
Je m’habille toujours en blanc et je ne porte que des choses confortables : des tee-shirts et des baskets en toile.
- Olga Berluti, 26, rue Marbeuf, 75008 Paris, tél. 01 43 59 51 10.
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l’œil d’Olga Berluti
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : l’œil d’Olga Berluti