Du 7 au 25 septembre a lieu à Toulouse le XXe Festival international « Piano aux Jacobins ». De Paul-Badura Skoda à Sami Frey, cet événement musical affiche une programmation éclectique favorisant toutefois la création contemporaine. Après les interventions de Georges Rousse ou Shirley Jaffe pour les précédentes éditions, son catalogue est signé cette année par le peintre Vincent Bioulès et le 10 septembre Alain Planès joue Origami, la première pièce pour piano de Pascal Dusapin. Né en 1955 à Nancy, celui-ci passe deux ans à la Villa Médicis de Rome après avoir suivi le séminaire de Iannis Xenakis. Son catalogue comprend aujourd’hui 70 œuvres.
Quels sont vos premiers souvenirs liés aux beaux-arts ?
Mon père était fanatique de l’École de Nancy et nous emmenait, mon frère et moi, visiter les musées où j’ai découvert Daum, Gallé, le style nouille... Inutile de dire que pour moi, qui n’avait alors que 8 ans, c’était extrêmement barbant. Vers l’âge de 13 ans, nous avons déménagé pour aller en région parisienne. Mon père voulait que chaque dimanche soit un événement culturel. Il nous conduisait au Louvre, au Musée Marmottan... Nous y allions d’assez bon cœur, emportés par cette espèce de boulimie typique de l’éducation paternelle. Tout cela était désordonné mais dans un sens positif. Mon père a toujours su mettre l’art à sa portée. Ainsi il a trouvé dans une brocante cette gravure signée Ballestrieri qui représente Beethoven. Ensuite il a trouvé ce petit tableau qui n’est autre que la copie de la gravure. C’est un chineur, qui n’aime rien tant que débourser 30 F pour un objet trouvé au fond d’une caisse. Il est également capable de s’enthousiasmer pour un artiste d’aujourd’hui complètement inconnu.
Que vous ont apporté le lycée et l’université ?
Pour ce qui est de l’éducation artistique, l’école est un désastre organisé, pour les arts plastiques sans doute encore plus qu’en musique. Mais je garde un bon souvenir de la manipulation des couleurs. Mon vrai choc, je l’ai plutôt ressenti à l’université vers 1974. J’étais apprenti musicien, et la musique ne porte pas toujours à voir. À Saint-Charles, une annexe de la Sorbonne où j’allais suivre les cours de Xenakis, j’ai fréquenté les cours d’art plastique et un cycle d’architecture. Le choc a été la découverte de l’école américaine.
Le cours était donné par un peintre, Christian Bonnefoi. Dès son premier cours, il nous a passé des diapositives montrant des toiles d’Ad Reinhardt. J’avais 19 ans. C’était une œuvre que je reconnaissais parce qu’elle me touchait, mais que je ne comprenais pas. Et j’ai mis longtemps à comprendre. Quand vous êtes musicien, tout passe par un entonnoir, tout se réduit. En musique j’avais des objectifs assez autoritaires, j’avais envie d’une musique directe, puissante. Et là je découvrais un peintre qui, par sa matière même, se retire en lui-même et vous retire à vous-même. J’ai été frappé par son refus, par la rétention de son travail. C’était d’autant plus frappant que longtemps je n’ai pas vu le vrai Ad Reinhardt, mais seulement des photographies, des lithographies, alors que c’est l’un des peintres les plus difficiles à reproduire. Newman, Rothko, Judd, Stella refusaient les principes de construction auxquels nous, Européens, sommes habitués. Aujourd’hui tout cela a pris une autre signification. Leurs épigones ont donné dans l’excès. Des systèmes idéologiques se sont mis en place. Tout univers produit son envers.
Que vous a apporté votre séjour à Rome au début des années 80 ?
C’étaient les débuts de la Trans-avant-garde, de la Figuration libre, toute une remise en question, une bataille à coups de concepts. Je n’étais qu’observateur, position plus simple puisque je ne faisais pas partie du mouvement, même si la musique connaissait un phénomène analogue. L’Italie offrait des possibilités illimitées de regarder la peinture. C’était un banquet sans fin. Le tableau qui m’a le plus stupéfié était La Déposition du Christ de Pontormo que j’ai vue dans une église de Florence. Je suis resté des heures à la contempler. Pourquoi ? Il suffit de décrire le tableau, d’expliquer le schéma figuratif. Rien ne correspond à la réalité. Le corps du Christ, que les Saintes Femmes décrochent, flotte. Les couleurs sont invraisemblables, des verts, des bleus, qu’on ne retrouvera que dans la peinture du XIXe siècle.
Quels artistes avez-vous côtoyés à la Villa Médicis ?
C’était le début de la contestation organisée de la peinture. Il y avait Jacques Vieille, Ange Leccia, qui font maintenant partie de l’establishment. À son arrivée, Ange Leccia n’était que peintre, mais en six mois il s’est mis à tourner des films en vidéo, à réaliser des installations. Il y avait aussi un sculpteur, Patrice Alexandre. Ce que je trouve amusant, c’est que le milieu plasticien affirme : « Je fais de l’art, je suis artiste ! ». Jamais je n’oserais dire cela.
Après l’Italie, quel a été votre parcours culturel ?
Le privilège du musicien, c’est qu’il fonctionne partout de la même façon. Rome n’était pas nécessairement l’endroit où il fallait aller, mais c’était un catalogue culturel avec deux ou trois mille ans de civilisation stratifiés, « concaténés » comme disent les informaticiens. Peut-être valait-il mieux aller à Londres, à Berlin, à Paris même ? Ensuite l’imaginaire est différent. En 1988-1989, j’ai passé un an à New York. Rome et New York ont changé ma perception du ciel. Quand j’essaie de rassembler des images, je vois des vallons avec des ciels, quelque chose d’assez doux. À New York, de septembre à fin novembre, c’était l’été indien, avec un ciel toujours bleu, toujours lavé. Finalement, que vous regardiez de la peinture, des photographies ou un film, c’est toujours avec un objectif large. Pour l’un de mes opéras qui a beaucoup tourné en Allemagne, To be sung, j’ai demandé le décor à James Turrell, un artiste qui fait des installations lumineuses. J’ai vraiment compris son œuvre quand je suis allé chez lui à Flagstaff dans l’Arizona. Il y refait le ciel ! Un jour où nous travaillions ensemble, je suis allé au Grand Canyon. Il m’a dit : « Reviens à telle heure », une heure précise. Je l’ai fait, et j’ai eu un choc extraordinaire. Le ciel était devenu une immense sculpture lumineuse de Turrell, avec toutes les couleurs qu’il a utilisées pour la mise en scène de mon opéra.
Quel est votre rapport à la couleur ?
Je ne sais pas voir la couleur, elle n’est jamais là en soi. Quand je vois de la couleur, je ne la conçois que formellement, jamais en tant que couleur. C’est l’une de mes limites.
À Londres, il y a une douzaine d’années, entre deux répétitions, je suis allé à la National Gallery. Devant la Chaise de Van Gogh, j’ai eu une hallucination. La couleur était si vive, si intense que j’ai eu le sentiment qu’elle se retirait pour n’être plus que la surface visible d’une organisation formelle. De même, en musique, l’orchestration n’est jamais là que pour exacerber des formes. Un beau son ne pense pas, il se place à côté d’un autre, et il en faut deux pour que la pensée surgisse. En peinture, c’est ce qui montre l’importance de l’art minimaliste, la couleur n’est pas une finalité.
Vous intéressez-vous à la photographie ?
Je suis passionné, j’ai pris des centaines de photographies. Jamais de personnages, jamais de musiciens. Beaucoup d’architecture, de villes. Quand vous prenez un cliché de quelque chose de réel, vous pouvez faire disparaître la réalité de cette réalité. Par exemple, de cette porte, en m’approchant ou en me reculant, je peux faire une photographie où vous n’en reconnaîtrez plus aucun élément. En extrayant un morceau de cette réalité, je perds cette réalité. Ce phénomène vient de la peinture. Ellsworth Kelly était un Américain qui vivait en France après la guerre. Il pratiquait la peinture géométrique, et expliquait son art par des exemples très simples, comme l’ombre portée sur une fenêtre. C’est la même chose dans la musique. Vous captez une mélodie, vous la changez, et hop ! elle devient autre chose.
Êtes-vous collectionneur ?
J’ai quelques photos américaines, anonymes, du début des années 30, quand la Farm Security Administration a lancé un programme pendant la crise, pour lequel de grands photographes comme Dorothea Lange et Walker Evans ont sillonné tout le pays. Mais ce que je collectionne vraiment, ce sont les livres. En chinant aux puces de Strasbourg, j’ai trouvé les Trois contes de Flaubert en édition originale. Mon amour de la littérature se relie à mon travail. Ainsi j’ai trouvé à Milan Le Code de Perelà , un roman d’Aldo Palazzeschi, le Bernanos italien. Je l’adapte actuellement. En sabrant au fil des 300 pages, j’écris le livret et la musique. La création est prévue au Palais Garnier le 18 septembre 2002.
TOULOUSE, Piano aux Jacobins, 7-25 septembre, tél. 05 61 22 40 05.
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L’œil de Pascal Dusapin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°509 du 1 septembre 1999, avec le titre suivant : L’œil de Pascal Dusapin