D’origine islandaise, Olafur Eliasson s’est fait connaître sur la scène artistique internationale au cours des années 90 par ses installations
« atmosphériques » reproduisant des phénomènes naturels (lumière, vent, arc-en-ciel, glace...). A l’occasion de sa première exposition personnelle en France au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, l’artiste nous livre ses réflexions sur les relations entre art et science aujourd’hui.
L’utilisation que vous faites d’éléments naturels et, plus récemment, les interventions éphémères que vous avez effectuées en coloriant de vert les rivières de certaines métropoles (Stockholm,
Los Angeles, Tokyo) ont conduit certains critiques à qualifier votre travail d’ « écologique ».
C’est bien si les gens interprètent à leur manière mes œuvres, c’est le but de mon travail. Mais si mes œuvres se référent au Land Art et aux phénomènes naturels, elles ne sont pas pour autant écologiques. On ne peut pas dire que je sois un artiste ecology friendly : pour toutes mes installations dites « naturelles », j’utilise un matériel électrique, polluant. En fait, ce sont les gens eux-mêmes qui m’intéressent et ce qui les entoure. Pour représenter leur environnement, j’ai besoin de métaphores. L’une d’elle est bien sûr le paysage, une autre serait l’architecture. C’est vrai qu’avec un projet ouvert comme Green River, les gens peuvent l’interpréter comme un geste écologique s’ils le ressentent ainsi. Je ne vais pas leur dire qu’ils ont tort, parce que ce serait généraliser. Or, mon travail est exactement le contraire : c’est créer des interprétations, des représentations qui n’engagent que l’individu concerné.
Votre œuvre se rapporte beaucoup à l’expérience que l’on peut faire du paysage islandais, l’expérience d’un environnement naturel qui nous est totalement étranger, qui nous amène à reconsidérer notre rapport au monde. Est-ce en ce sens que vous avez choisi de tapisser tout le sol d’une salle du Musée d’Art moderne de fragments de lave ?
Je m’intéresse aux phénomènes naturels dans la mesure où ils constituent un moyen pour étudier ce qu’est l’expérience. Pour ce qui est de la lave par exemple, tout le monde connaît la lave et pourtant très peu de gens ont eu l’occasion de marcher dessus. L’idée est de montrer la divergence entre ce que l’on sait et ce que l’on expérimente. Ce n’est donc pas la lave en elle-même qui m’intéresse, c’est ce que le spectateur voit et expérimente : est-ce qu’il voit une image, est-ce qu’il éprouve des sensations, où se situe la différence, etc.
Serait-ce une façon de se défaire du carcan des représentations médiatiques ?
Nos connaissances sont principalement véhiculées par les médias. Je ne cherche pas pour autant à faire une critique de notre monde contemporain. Je suis d’ailleurs assez contre cette présomption romantique qui voudrait que l’homme au contact de la nature soit meilleur que celui qui n’a une connaissance du monde qu’à travers les médias. Il y a une relation disproportionnée entre nos représentations médiatisées et notre faisceau d’expérience. Car plus l’expérience des choses est
« tactile », sensitive, plus le niveau de représentation diminue.
Il y a assez peu d’œuvres composées d’éléments naturels dans cette exposition, tandis qu’il y en a beaucoup qui flirtent avec les sciences cognitives. Pourquoi ce choix ?
Le contexte de ce musée, son côté institutionnel, « cube blanc », aurait conféré à n’importe lequel de mes environnements naturels un aspect trop romantique. C’est pourquoi j’ai choisi de montrer Lava Floor, car la lave est minérale, inanimée, ce n’est pas vraiment beau, c’est même plutôt agressif. Mais je continue néanmoins à faire des interventions avec la nature, comme récemment au Kunsthaus de Bregenz où j’ai conçu une sorte de jardin romantique avec des architectes paysagistes.
Vous semblez de plus en plus œuvrer à l’extérieur du musée. Est-ce une autre manière d’aborder la question de notre environnement ?
J’ai toujours fait des projets à l’extérieur. Faute de reconnaissance institutionnelle, mes premiers projets étaient d’ailleurs tous conçus à l’extérieur. Par exemple, pour ma première exposition en Allemagne, j’ai loué un garage durant trois nuits pour y montrer un arc-en-ciel. Se pose bien sûr la question de la typologie des espaces : il y a le cube blanc muséal comme ici, l’institution à l’esthétique alternative comme ce qui se trouve en face, au Palais de Tokyo, et enfin des espaces très divers : la rue, la place publique, la campagne, la banlieue...
Cette volonté d’agir dans notre environnement quotidien semble de plus en plus courante dans les pratiques artistiques actuelles...
Je ne crois plus qu’il y ait vraiment une envie, comme dans les années 70, de faire quelque chose dehors pour ne pas être à l’intérieur du musée. La critique se fait à l’intérieur même de l’institution aujourd’hui. Œuvrer à l’extérieur, c’est travailler sur un autre contexte, de nouvelles situations avec des gens qui ont une autre mémoire et d’autres attentes.
Est-ce votre intérêt pour les phénomènes naturels qui vous a amené à vous intéresser aux sciences cognitives ?
Nature et science se sont toujours côtoyées dans mon œuvre. J’utilise les deux comme des médiums pour explorer ce qu’est l’expérience, la perception phénoménologique des choses. Ce qui m’intéresse dans les sciences cognitives, c’est cette double perspective : comment nous créons notre environnement, comment celui-ci nous affecte également. Pour cette exposition, je me suis tourné vers des spécialistes qui se posent les mêmes questions que moi : le spécialiste de la mémoire Israël Rosenfield, l’architecte Yona Friedman et Luc Steel, directeur d’un laboratoire d’intelligence artificielle. Au départ, je n’avais pas une idée précise de ce que je voulais créer avec eux. Mais je leur ai exposé les problèmes que je me posais et nous avons tenté d’en faire quelque chose. Il y a plusieurs espaces dans l’exposition qui rendent compte de cette collaboration. Après avoir passé le champ de lave, le corridor de lumière jaune, s’ouvrent en enfilade trois espaces utilisant la lumière, puis de l’autre côté, trois autres pièces : celle consacrée à l’analyse par un programme informatique des pupilles des visiteurs mis au point avec Luc Steels, celle des corridors reprenant la forme structurelle de cristaux et de nuages conçue avec Yona Friedman, enfin la pièce de construction de modèles à manipuler par le spectateur réalisée avec le spécialiste en géométrie géodésique Einar Thorsteinn. J’avais envie de sortir du cadre trop muséologique. Tandis que les projets sur la perception de la lumière sont plus classiques, ces trois pièces sont des expériences en cours dont je ne sais pas où elles me mèneront. Elles fonctionnent comme des laboratoires.
Vous venez de publier un ouvrage, une véritable somme de 700 pages sur les relations entre art et science. Comment avez-vous conçu ce livre ?
Ce livre rassemble une collection de textes et d’images qui m’ont inspiré depuis plusieurs années. Je les ai assemblés en une sorte de studiolo d’idées, une encyclopédie de théories sur le thème de l’orientation dans l’espace. D’où le titre Surroundings surrounded. Certaines théories sont complémentaires, d’autres en complète opposition. J’ai voulu garder cet esprit de débat et d’émulation qui prévaut dans la recherche scientifique. Par contre, c’est un vrai projet d’artiste : il n’y a pas d’ordre alphabétique, pas de titres, les regroupements sont totalement arbitraires.
- PARIS, Musée d’Art moderne, 11, avenue du Président Wilson, tél. 01 53 67 40 00, 22 mars-12 mai.
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L’œil de Olafur Elliason
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : L’œil de Olafur Elliason