Né le 27 janvier 1948 à Riga, capitale de la Lettonie, Baryshnikov déménage très tôt à Leningrad et entre à l’école du Kirov, où il est formé par le prodigieux maître de l’institution, Alexander Pushkin. Au cours d’une tournée au Canada, le 29 juin 1974, Baryshnikov entre dans l’histoire en choisissant de rester en Occident. Pour beaucoup, c’est le plus grand danseur de notre époque. Réputé arrogant, c’est en réalité un tendre, à la fois réaliste et sceptique, poétique et romantique. Grande étoile de danse classique du Kirov devenu directeur de l’American Ballet Theatre, il dirige aujourd’hui sa propre compagnie, The White Oak Dance Project qu’il a créé au début des années 90 avec le chorégraphe Mark Morris. Cet été, il reprend son spectacle Past Forward au festival d’Edinbourg, du 13 au 16 août.
Votre histoire est celle d’une quête de liberté artistique ?
Oui, en Russie, j’étais une étoile frustrée à la recherche de liberté artistique. Ce que je cherchais, je l’ai trouvé aux Etats-Unis : la liberté de commettre mes propres erreurs, sans en rendre personne responsable.
1974 a marqué un tournant dans votre vie. Quel souvenir en gardez-vous ?
C’était l’année de ma tournée au Canada. En plus de ma frustration artistique, j’avais beaucoup de pression en Russie.
Mon professeur et grand ami Alexander Pushkin venait de mourir et la nouvelle direction artistique du Kirov était désastreuse. D’autre part, je venais de me séparer de ma fiancée. Quand je suis arrivé à Toronto, j’ai pris contact avec des amis et fait les démarches pour rester au Canada. Ce fut le jour
le plus angoissant de ma vie.
Vous n’êtes jamais retourné en Russie, même après la chute du communisme. Pourquoi ?
J’ai grandi en Lettonie jusqu’à 16 ans, et jamais je ne m’y suis senti chez moi, car l’armée russe nous considérait comme des agresseurs, bien que mon père fut officier dans l’armée. Ensuite, j’ai fait mes études en Russie et là encore je me suis senti étranger.
En Amérique, vous êtes devenu le meilleur danseur du monde. Pendant ce temps, en Russie, des milliers de fans vous considéraient comme un dieu. Ne leur devez-vous pas d’y retourner ?
Je ne ressens aucune obligation. Depuis tant d’années de séparation avec la Russie, je n’ai plus aucune affinité avec les gens ni avec leurs valeurs. J’ai voyagé pendant trois ans autour du monde avant de décider du pays où j’allais vivre et travailler. Quand je suis arrivé en Amérique, j’ai dû tout recommencer.
En dansant toute votre vie, n’avez-vous pas eu la sensation que votre corps était comme une « machine d’art » ?
J’ai toujours eu un certain complexe avec mon corps car jusqu’à l’âge de 15 ans, j’étais petit. Mes camarades se moquaient de moi et je ne pensais pas que je pourrai y arriver, d’autant qu’en Russie le danseur se devait d’être beau et grand. Malgré tout, je savais que j’étais un bon danseur, que je pouvais tenir des rôles principaux dans les ballets classiques, en dépit de ma timidité et de ma petite taille.
Et maintenant ?
J’essaie d’avoir confiance dans mon corps. Tout ce qui passe dans ma tête est d’abord passé dans mon cœur. J’aspire à être le messager du chorégraphe, même si juste avant la levée du rideau,
je suis envahi par le doute et l’émotion.
Quel est l’œil du danseur ?
Je pense que nous sommes de parfaits voyeurs, à l’œil critique. La plupart des danseurs sont des gens solitaires, vaniteux, car ils voient à longueur de journée leur image reflétée dans un miroir.
En observant les autres dans la rue, j’essaie de capter leurs attitudes. Même les plus maladroits m’apprennent quelque chose d’unique sur le mouvement.
Quel est votre concept de la danse ?
La danse est un amusement qui parfois se transforme en art, comme dans les chorégraphies de Balanchine où la danse devient une combinaison de vie, d’art et de magie.
Comment avez-vous été initié à l’art ?
Ma mère était attirée d’instinct par les belles choses. J’ai hérité d’elle cette obsession. Elle m’emmenait au théâtre, à des ballets où j’ai découvert les couleurs, les mouvements.
En Russie, un danseur a une éducation humaniste. Au Kirov, on formait autant le corps que l’esprit. On suivait des cours de danse mais aussi de grammaire, de musique, de littérature et parfois d’histoire de l’art. C’était une éducation esthétique très importante qui permettait de comprendre la vie et d’être sensible à l’art. Puskhin était un homme très cultivé qui nous apprenait à regarder. Au cours de mes premières tournées, j’utilisais le peu de temps libre que j’avais à explorer la culture de l’Occident. J’achetais des livres de photographies de Richard Avedon et Irving Penn, des disques de Jacques Brel, Simon et Garfunkel, Aznavour, ainsi que du classique. La première fois que j’ai vu un ballet moderne, c’était à Covent Garden. Ce fut un choc !
Saint-Pétersbourg a été le berceau de votre art, de votre sensibilité.
Tout était beauté et élégance, quelque chose de magique flottait à Saint-Pétersbourg, un hommage des femmes et des hommes à la beauté. Quand je vivais là-bas, j’allais souvent au théâtre et voir des ballets. Deux semaines après la représentation, j’en rêvais encore. J’apprenais les dialogues par cœur. C’est resté comme un parfum, une émotion éternelle que je ressens encore dans tout mon corps, pour le reste de ma vie.
Avec la danse contemporaine, votre corps a eu une nouvelle naissance ?
Non, j’ai toujours eu besoin de nouvelles formes de mouvement. J’ai débuté la danse classique à l’âge de huit ans et commencé la danse moderne à 25 ans. Le ballet moderne est beaucoup moins maniéré, plus humain, plus direct. Le plus difficile dans la danse, c’est ce qui est le plus simple, marcher, et même plus, marcher tranquillement...
Twyla Tharp est la première chorégraphe moderne avec qui vous avez travaillé.
Son style inspiré et merveilleux était comme le nouveau monde de la danse. Le pur Manhattan. Etrange, rapide, funky, ingénieux, showbiz. Travailler avec elle m’a libéré de la routine classique. Avec Martha Graham, j’étais comme un perroquet répétant des phrases, je n’aurais jamais été un véritable Graham, mais elle m’a m’appris énormément sur la concentration, que je voulais intense et forte. Les femmes ont toujours été ma source d’inspiration.
Vous affirmez que les Américains n’ont pas d’éducation artistique. C’est pourtant en Amérique que vous avez découvert l’art contemporain.
C’est vrai. Quand je suis arrivé à New York, ma connaissance de l’art du XXe siècle se limitait à Picasso. J’ai passé les trois premières années à découvrir des artistes contemporains, de nouvelles tendances.
Je fréquentais énormément les théâtres et les musées, qui m’ont révélé un nouveau langage moderne.
Vous avez été une célébrité durant 25 ans. Comment avez-vous fait pour rester humble ?
Je n’ai jamais réglé ma vie sur ce que les gens pouvaient penser de moi ou sur le désir des autres. Jamais je n’ai participé aux jeux de la société ou aux activités sociales. Ma vie est tranquille, simple. Je ne me suis jamais préoccupé des critiques, bonnes ou mauvaises. Je suis d’ailleurs mon plus grand critique. Que pourraient m’apprendre les gens que je ne sache déjà sur moi-même ? Rien. De plus, quand on travaille avec des chorégraphes comme Balanchine, Graham, Cunnighan, Tharp, Taylor, Béjart, qui sont très durs, ils vous enlèvent toute prétention. Ils m’ont appris comment purifier ma tête. La clef est l’humilité.Il faut être transparent et avoir un esprit ouvert.
Alors peu vous importe que votre public vous aime ?
Pas du tout. Tout acteur veut être aimé. Mais il arrive un moment dans sa carrière où ce que pensent les gens n’a plus d’importance.
Ce qui importe, c’est ce qu’ils ressentent. J’espère qu’ils aiment la façon dont je joue. Mais le plus merveilleux est de savoir qu’on n’a plus rien à prouver. Ce que je fais aujourd’hui, je le fais par curiosité, par plaisir et pour me distraire.
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l’œil de Mikhail Baryshnikov
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : l’œil de Mikhail Baryshnikov