Le gouvernement espagnol a bloqué « in extremis » la vente d’un tableau que les plus grands experts italiens attribuent au Caravage. Ces historiens se mobilisent pour que la toile fasse son retour dans la Péninsule.
Madrid, Rome. C’est une potentielle épine dans les relations culturelles entre l’Espagne et l’Italie. Il s’agit de l’ecce homo qui figurait, dans le catalogue de la salle des ventes madrilène Ansorena, au lot 229 sous l’intitulé Le Couronnement d’épines. La toile devait être mise à prix le 8 avril à 1 500 euros avant que le gouvernement espagnol ne se saisisse de l’affaire dans les heures précédant les enchères. L’œuvre, attribuée à l’origine à un peintre issu de l’école de José de Ribera, est déclarée « inexportable par mesure de précaution ». José Manuel Rodríguez Uribes, le ministre de la Culture espagnol, a pris sa décision en se fondant sur un rapport du musée du Prado. « Des preuves documentées et stylistiques suffisantes » permettent d’envisager que son auteur soit Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit « le Caravage ».
Bien avant de s’afficher sur les pages des principaux médias internationaux, l’huile de 111 x 86 cm apparaît sur les écrans des téléphones portables des principaux antiquaires et experts italiens parmi lesquels Vittorio Sgarbi. L’historien de l’art et collectionneur affirme avoir reçu le 25 mars de la part d’un ami antiquaire une photographie afin qu’il se prononce sur une toile qui pouvait être de la main du peintre Mattia Preti (1613-1699). Il reconnaît immédiatement celle du Caravage. Un avis qu’il n’est pas le seul à émettre dans le milieu culturel transalpin, qui entre en ébullition. Des alliances se nouent en prévision de la vente, certains pensent même hypothéquer leur maison pour y participer. « Je comprends tout de suite l’importance du tableau et j’approche un financier pour m’assurer qu’il fera son retour en Italie », explique Vittorio Sgarbi. Maria Cristina Terzaghi, professeure d’histoire de l’art moderne à l’université de Rome-III, reçoit elle aussi une image envoyée sur WhatsApp par des amis antiquaires et se rend dans la foulée à Madrid. Elle sera l’une des seules spécialistes du Caravage à pouvoir observer l’œuvre avant que celle-ci ne soit retirée de la vente. « Il est encore plus beau qu’en photographie et son auteur est bien le Maestro ! confie-t-elle. Je suis en train de préparer un essai consacré aux années parthénopéennes du Caravage et je voulais en avoir le cœur net. Cette œuvre présente un lien profond avec les peintures réalisées au début de son séjour napolitain. Tout coïncide : la tête du Christ, la brillance de son torse, la tridimensionnalité des trois figures décalées dans une sorte de fondu presque cinématographique, la couleur du manteau du Christ, les dimensions du tableau. Fabrizio Moretti et Marco Voena, des marchands d’art italiens qui font autorité, se trouvaient déjà sur place et ont eu la même impression. »
Le Caravage avait peint à Rome en 1605 un ecce homo pour le cardinal Massimo Massimi. Un tableau sur le même thème, dont la description correspond à celui dont la vente a été bloquée, est inventorié en 1631 dans la collection de Juan de Lezcano, ambassadeur d’Espagne près le Saint-Siège, et se trouvait en 1657 à Naples, dans la collection de García de Avellaneda y Haro, comte de Castrillo et vice-roi de Naples. Les deux tableaux pourraient donc avoir quitté l’Italie pour l’Espagne avec leur propriétaire en 1659.
Le ministère de la Culture espagnol va dorénavant procéder à une étude technique et scientifique « approfondie » afin de déterminer, « au cours d’un débat scientifique, si l’attribution au Caravage est vraiment plausible ». Elle ne fait aucun doute pour Vittorio Sgarbi, qui lance un appel au président du Conseil, Mario Draghi. « Le gouvernement doit demander au roi d’Espagne une dérogation qui permette à l’Italie d’acheter ce tableau, insiste-t-il. Vendu à un particulier, le prix oscillerait entre 100 et 150 millions d’euros ; il serait inférieur de moitié s’il était cédé au Prado. C’est une œuvre fruit de la civilisation italienne, découverte par des Italiens. Dario Franceschini [le ministre de la Culture italien] peut trouver l’argent nécessaire. Nous avons déjà laissé partir le Salvator Mundi de Léonard de Vinci. Abandonner le Caravage serait manquer à l’effort pour notre renaissance après le Covid-19. »
Éric Turquin, expert français reconnu, affirme quant à lui « ne pas voir la main du maestro dans ce tableau. Le sujet est certes caravagesque, et il a été probablement peint entre 1600 et 1620 par un bon peintre, mais pas le Caravage ». C’est ce que devront établir les recherches menées par le ministère espagnol de la Culture, lequel devrait très rapidement déclarer que le tableau est un « bien d’intérêt culturel », s’octroyant ainsi un droit de préemption dans le cas où il serait de nouveau mis sur le marché. L’Italie ne gagnera sûrement pas un nouveau Caravage, mais elle risque d’en perdre un. Si l’ecce homo espagnol a bien été peint par Michelangelo Merisi, celui que l’historien de l’art Roberto Longhi avait authentifié dans la collection Doria du palais Bianco à Gênes perdrait son illustre paternité, puisqu’il ne peut en exister deux de mêmes dimensions peints à la même époque.
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L’Italie rêve de rapatrier le « Caravage espagnol »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°565 du 16 avril 2021, avec le titre suivant : L’Italie rêve de rapatrier le « Caravage espagnol »