« Quels imaginaires pour demain ? » Tel était le thème du quinzième et dernier forum organisé par la « Mission 2000 en France » le 4 décembre, au Parlement européen de Strasbourg. L’une des tables rondes, en partenariat avec le Journal des Arts, s’est plus particulièrement intéressée à la relation entre l’imaginaire et l’art. Elle réunissait les artistes Patrick Bailly-Maitre-Grand, Jean-Jacques Lebel, le psychanalyste Claude Rabant et le metteur en scène, Claude Krespin. Tout au long de la discussion, comme il l’a fait à chaque forum, Nicolas Vial a pris ses crayons pour traduire en dessins ce que lui inspiraient les propos échangés. Voici un florilège, illustré par cet artiste, dessinateur au Monde, auteur de plusieurs ouvrages. Il vient de publier un Agenda de l’an 2000, qui, à travers un inventaire à la Prévert, un bestiaire fabuleux à la Borges, invite à voir chaque jour de l’année avec sensibilité, humour et bien sûr... imagination (Édition Eden, 120 F.)
Qu’est-ce que l’imaginaire ?
Patrick Bailly-Maitre-Grand, plasticien photographe. C’est un comportement. Un imaginaire qui n’est pas sous-tendu pas un processus lent, des outils, une technique n’existe pas. À la limite, c’est un rêve. Pour un artiste, c’est – ni plus ni moins – monter son échelle et savoir quelle sera la forme du barreau suivant. (…) L’artiste n’imagine jamais l’œuvre accomplie. Son imaginaire est une tension, un désir de traduction de quelque chose qui, au départ, n’existe pas. L’imaginaire passe par une technique, un savoir, un arriéré. (…)
Claude Rabant, psychanalyste travaillant avec des chorégraphes. L’imaginaire est un feuilletage, une pluralité de couches. S’il y a imaginaire, c’est le fait de se promener en même temps entre plusieurs strates. Dès que nous faisons quelque chose, toutes sortes d’autres strates se mettent en mouvement, y compris celles strictement de l’imaginaire. L’imaginaire est aussi la réserve ludique que nous gardons par-devers nous à travers les épreuves que nous fait subir la réalité. C’est donc une soupape vitale. (…) Si elle appartient au mouvement de l’art actuel, la danse contemporaine a un rapport à l’imaginaire spécifique. Dans un monde trop plein d’images, elle est disposée en réalité à retirer des images, en particulier en ce qui concerne le corps. Les danseurs, les chorégraphes travaillent souvent contre l’image, et en particulier celle stéréotypée du corps. Un danseur travaille avec des états de corps. Il y a quelque chose d’inarchivable dans l’acte de la danse, le seul véritable lieu d’archivage de l’événement dansé, c’est l’imaginaire du spectateur. (…)
Claude Krespin, metteur scène de cirque. Je travaille sur un terrain où peu de monde s’aventure : le divertissement. Il faut essayer de retrouver le goût de la fête, cela manque beaucoup. Je travaille sur l’éphémère, à créer une relation avec le public pour provoquer l’imaginaire du spectateur. L’imaginaire m’aide à rester en vie, en tant qu’individu et homme de spectacle, c’est ma bouée de sauvetage. Si je n’avais pas d’imaginaire, je crois que je serais déjà enfermé quelque part.
Jean-Jacques Lebel, artiste. Ce qui nous différencie de nos collègues du XIXe siècle, c’est que depuis, un certain Sigmund Freud a institué le concept d’inconscient. Freud s’est beaucoup nourri d’art, s’est inspiré des poètes romantiques allemands, a écrit sur Vinci ou Rops. Il existe toujours une polémique fondamentale entre ceux qui acceptent ce concept et les “neurobiologistes” qui le nient. Cela change tout, c’est le cadre culturel d’aujourd’hui. (…)
Claude Rabant. Freud a toujours dit que les artistes le précédaient. Plus on en sait sur l’inconscient, plus les lacunes augmentent. Le piège est que le terme d’imaginaire est polysémique. À une époque, il était péjoratif. Il serait sain d’en revenir à Kant : l’imaginaire est ce qui reste quand on a laissé tout le domaine qui leur revient à la raison, au savoir, à la technique. Reste une terre vierge. C’est notre avenir le plus ancestral et, en même temps, ce qu’il y a d’ancestral en nous devient notre avenir.
Les nouveaux outils informatiques vont-ils faciliter l’expression de l’imaginaire ?
Jean-Jacques Lebel. Les nouveaux outils, développés à partir de l’ordinateur, vont transformer la production d’images, comme autrefois l’invention de l’imprimerie a transformé le texte. La question est de savoir si les artistes qui utilisent ces nouveaux instruments vont produire des produits formatés ou s’ils vont, en artistes, produire des œuvres.
Claude Rabant. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi nous avons une telle peur de ce que nous produisons. Freud disait déjà, en 1929, que la science était là pour réaliser ce dont nous avions rêvé dans les contes. (…) Dans une certaine mesure, les nouveaux moyens éloignent les murailles du délire. Il eût été délirant, il y a encore quelques années, de vouloir voler, de vouloir voir à l’intérieur du corps sans les moyens dont nous disposons aujourd’hui. Le délire est donc contingent non seulement à la société, mais aussi aux outils dont nous disposons.
Jean-Jacques Lebel. La question du délire est fondamentale, car derrière elle se pose celle de la pensée imaginante, de la pensée créatrice. Lacan, qui avait beaucoup d’humour, disait : “La théorie d’un seul, c’est du délire, et le délire de plusieurs cela devient une théorie”. On pourrait s’en tirer par cette pirouette, mais c’est plus compliqué !
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L’imaginaire est un feuilletage, une réserve ludique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°96 du 7 janvier 2000, avec le titre suivant : L’imaginaire est un feuilletage, une réserve ludique