À l’occasion des Journées du Patrimoine, les samedi 20 et dimanche 21 septembre, le ministère de la Culture incite les Français à porter leur curiosité vers le patrimoine industriel. C’est heureux : dans ce domaine, les premières initiatives de sa part ne remontent pas à plus de vingt ans. Par comparaison avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne, le retard est patent.
Les pouvoirs publics français n’ont pris jusqu’ici qu’un nombre insuffisant de décisions pour protéger et mettre en valeur les principaux sites. Un exemple suffit : des "top 50" sites industriels sur lesquels l’Inventaire général publie aujourd’hui une belle anthologie, bien peu sont classés ou inscrits parmi les Monuments historiques. Pourquoi cette situation, si les spécialistes les plus autorisés les jugent remarquables ? Pourquoi n’a-t-on classé en 1996 que trois constructions pour l’ensemble du pays ? Pourquoi seulement 16 inscriptions sur l’inventaire supplémentaire, même pas une par région ? Faisons le point. Définir scientifiquement le patrimoine industriel est délicat car les avis sont très divergents. Contentons-nous d’observer ce que dans la pratique, les pouvoirs publics considèrent comme tel lorsqu’ils dressent le récapitulatif des protections, des restaurations et des mises en valeur. Sont visées les architectures utilisant largement des matériaux tels que la fonte, le fer, l’acier, le béton, le verre, éventuellement par assemblage d’éléments préfabriqués : la flèche en fonte de la cathédrale de Rouen, par exemple. Puis, les ouvrages d’art répondant aux mêmes caractéristiques – ponts de chemin de fer, barrages, pylônes électriques… – et surtout, les lieux de production – mines, usines –, les machines et outils qu’on y utilise. Ou encore, les marchandises manufacturées, non seulement les objets utilitaires, mais les productions résultant du mariage, solennellement béni par le XIXe siècle et ses expositions universelles, de l’art et de l’industrie. Enfin, les archives résultant de l’exploitation : papiers administratifs, catalogues, recueils d’échantillon – en 1995, les Archives nationales ont présenté une exposition sur les Wendel et la métallurgie.
Les raisons du dédain
Le patrimoine industriel constitue donc l’essentiel de l’environnement quotidien, de l’utilitaire au confort en passant par l’agrément. Et dans un pays comme la France, dont la grande industrie remonte à Colbert au moins, un pan considérable de son histoire : métallurgie, textile, industrie navale, automobile, chimie, hydroélectricité, bientôt l’atome. La Corderie royale de Rochefort, extraite des ronces et classée en 1967, et l’usine d’aviation Marcel-Bloch à Déols dans l’Indre, dont l’inscription remonte à 1991, n’en donnent qu’une faible idée ; même si l’on y ajoutait, pour faire bon poids, les salines d’Arc-et-Senans, œuvre de Ledoux (1736-1806). Pourtant, ce patrimoine-là, qui conjugue sciences, techniques et industrie, intéresse-t-il autant les Français que les cathédrales, les églises romanes et les châteaux ? Rien n’est moins certain : ce qui le concerne ne rappelle pas que de bons souvenirs aux travailleurs. Les patrons – entendez, non pas les dynasties industrielles, mais les managers anonymes – ne voient dans le passé qu’une entrave à l’avenir ; les élus locaux entendent garder la maîtrise urbanistique sur les zones industrielles ; les spécialistes de la conservation sont dépassés par les problèmes que pose ce patrimoine et redoutent les coûts qu’engendreraient sa sauvegarde. Et surtout, chacun se persuade que les valeurs de la culture humaniste l’emportent sur celles de la culture technique. Là-dessus, comme toujours en France, est venue se plaquer une vision idéologique des choses, qui place le monde de la mine et de la culture matérielle du côté de la gauche ; celui des églises et des châteaux – le monde du pouvoir, paraît-il – du côté de la droite.
Les exemples étrangers
Résultat : la France n’offre rien à comparer au Deutsche Museum de Munich. Ce musée des sciences et techniques, fondé en 1903 sur une initiative des Wittelsbach, dynastie bavaroise, de Zeppelin, Diesel, Krupp et autres membres du Gotha de l’industrie, offre aujourd’hui 55 000 m2 de surface d’exposition à 1,5 million de visiteurs. Ni à la forge Rademacher, en Suède, transformée en musée à la même date. Ni à une association comme la Société historique des métiers à Sheffield, dont la fondation remonte à 1933. Néanmoins, le pays a entrepris de rattraper son retard au début des années quatre-vingt : les colloques se sont multipliés, à Lyon, Grenoble, Beauvais, Paris, sous les auspices de l’Université, de l’École des hautes études, du CNRS et de l’École du Louvre. L’Écomusée du Creusot, créé en 1974, s’est développé ; le musée de La Villette est alors mis en chantier. En 1985, est créée une section de la Commission supérieure des monuments historiques spécialisée dans le patrimoine industriel, scientifique et technique.
Un bilan non négligeable
L’année du patrimoine a fait office de détonateur. L’équipe de Jack Lang a donné l’impulsion ; l’effort s’est maintenu, grosso modo, pendant une dizaine d’années. Au bilan d’aujourd’hui, 7 à 800 immeubles protégés : moulins, ponts, gares, industrie rurale... Certains non sans difficultés, comme l’usine Menier à Noisiel, objet de tractations infinies, ou la manufacture des Rames à Abbeville, construite par Van Robais au XVIIIe siècle, dont l’inscription a été, pour ainsi dire, arrachée au maire de l’époque. Ajoutez 635 "objets" classés – bateaux, locomotives, matériel scientifique – ; quelques musées de site et d’entreprise (parmi les plus prestigieux , le Musée de la RATP à Saint-Mandé, le Musée Schlumpf et le Musée de la SNCF à Mulhouse) ; une quarantaine de publications de l’Inventaire général, à la fois séduisantes et savantes. Et divers chantiers de restauration, peu nombreux, il est vrai : parmi les plus importants, la halle des grues et locomotives au Creusot, la gare du funiculaire d’Evian et la taillanderie de Marthod en Savoie ; quelques bateaux, le Winibelle 11 à Granville, le Maillé-Brézé et l’interminable Belem à Nantes. On a même, de-ci de-là, réhabilité des sites : à Roubaix, l’usine Motte-Bossut, aujourd’hui centre des Archives du monde du travail (architecte : Area-Sarfati) ; demain, peut-être l’usine textile de Wesserlin, près de Mulhouse.
Le fort engagement des amateurs
Ce résultat n’est évidemment pas à porter au seul actif des pouvoirs publics, mais aussi des initiatives privées. En fait, la population est partagée sur la question du patrimoine industriel : si, à Longwy et à Decazeville, on a eu hâte de se débarrasser de l’exploitation minière, ailleurs, on a vu fleurir des associations de bénévoles, retraités ou non, qui s’activent à animer les sites. Ici, l’Écomusée du Roannais autour d’usines textiles, là l’Ajecta, qui restaure à Longueville (Seine-et-Marne) deux voitures-salon de la Flèche d’Or (1927), ou l’Amerami, qui retape à Saint-Malo la vedette de passagers AB 1. À la Mure, dans l’Isère, à Tournon, à Valmondois, de petits trains sont remis en route. À Lyon, non loin du Musée d’automobiles de la Roche Taillée, la Fondation Berliet, créée en 1982, a rassemblé plusieurs centaines de véhicules et mis en place un centre d’archives. Souvent d’ailleurs, ces initiatives ont pris à rebrousse-poil la Culture : on leur a reproché de trop en faire, de prétendre à la muséification du pays ; et surtout, on a craint la prolifération de nouveaux patrimoines. Une chose est certaine : les premières actions en faveur du patrimoine industriel doivent peu à la centralisation et au microcosme parisien, beaucoup à des provinciaux passionnés.
Ce qui reste à faire
Quoi qu’il en soit, peut-on se satisfaire des résultats obtenus ? Des milliers de sites ont été inventorié sur 10 % du territoire. Les foules se pressent aujourd’hui aux usines Menier à Noisiel ; on a ouvert le Musée de la mine à Lewarde, animé le puits Couriot dans la Loire (il y a quinze ans, le ministère de la Culture ne voulait pas le protéger)… Mais quel souvenir tangible laissera-t-on des industries chimique, pétrolière, automobile ? Presque rien, probablement… En France, les difficultés de conservation – techniques, financières... – ne sont pas plus grandes qu’ailleurs ! Il n’existe pas d’équivalent au site de Völklingen dans la Sarre, complexe sidérurgique des années 1883-1916, à la fois en activité et ouvert à la visite, ni au site textile de Terrassa en Catalogne, dessiné par Lluis Moncunill et complété en 1909, ni du musée à flot de Bristol. Nous touchons du doigt l’une des faiblesses culturelles du pays. Depuis trente ans, la Grande-Bretagne a multiplié les musées industriels, au point que les critiques ont pu y voir la nostalgie d’une puissance aujourd’hui mal en point ; la crise récente s’est d’ailleurs chargée d’en fermer un certain nombre. L’Allemagne, pourtant tard venue à l’industrie, s’enthousiasme pour la muséologie technique et médite d’ambitieux projets dans la Ruhr. En France, la qualité de la passion ne peut dissimuler l’immensité du dédain. Témoin, l’histoire des musées techniques : dans les années cinquante, le Musée des travaux publics a été sacrifié, le Musée de l’hygiène supprimé, le Musée de l’aéronautique – l’un des premiers du monde – négligé. Lors des années quatre-vingt, on a détourné La Villette de la technique au profit de la vulgarisation scientifique. Les années quatre-vingt-dix veulent axer le musée du Cnam sur le ludique. Mais tout n’est peut-être pas perdu : il est encore temps de glaner quelques belles gerbes dans les friches industrielles.
De compromis en destructions
Les destructions sont nombreuses. Si la verrière de la gare d’Austerlitz bénéficie d’un sursis face à la progression du pont Charles-de-Gaulle, les silos des Grands Moulins de Paris, dans la zone d’aménagement Seine-Rive gauche, n’ont pas eu cette chance. Ces architectures des années vingt devaient être conservées et réhabilitées par les soins de Christian de Portzamparc. Qui a pris la décision de les faire démolir ? Elle a été mise en œuvre le 13 mars 1997. Depuis ceux-ci ont fait l’objet d’un mystérieux incendie le 9 août. Même situation en province : le dernier chevalement de mine de Montceau-les-Mines a été récemment abattu ; il a même été question un moment d’amputer le nom de la ville de ce "les-mines" peu attrayant. À Decazeville, il n’existe pratiquement plus de trace tangible du passé industriel de la cité. Il existe une autre forme de destruction : les mises en caisses. Elles résultent de la pusillanimité de l’administration de la Culture qui ne sait pas empêcher la dépose, ni imposer le remontage. Ont été victimes de ce type de vandalisme qui n’ose avouer son nom :
- le grand escalier des Galeries Lafayette, inscrit en 1974 et encaissé depuis vingt ans ;
- le marché métallique Saint-Arigle à Nevers, démonté en 1974-1975. Il a disparu ;
- la charmante usine élévatrice des eaux, quai de la Rapée, dont les briques ont été stockées il y a plus de dix ans pour un remontage qui ne viendra jamais. Une fois de plus, le Patrimoine s’est incliné ; devant la préfecture de Paris. Autre mise en caisses : les maquettes du Musée des travaux publics. Elles concernent des œuvres d’ingénieurs datant du XVIIIe siècle à la fin des années trente. On les avaient perdues de vue après les avoir retirées en 1955 du bâtiment où elles étaient présentées (l’actuel Conseil économique et social de Perret, avenue d’Iéna). Depuis, certaines ont été remontées et exposées à La Défense en 1991. Après quoi, elles ont regagné leurs caisses et ont été entreposées avec les autres dans les sous-sols de la Grande Arche. Quelques-unes ont été ressorties pour l’exposition à Beaubourg sur "l’Art de l’ingénieur" : pourquoi les pouvoirs publics ne se préoccupent-ils pas davantage de restituer ces trésors au public ? De même, le pont métallique de Paris-Tolbiac, coupé en morceaux et déposé à Auneau (Eure-et-Loir) pour un hypothétique remontage... En matière d’archives, la situation n’est pas davantage totalement satisfaisante. Puisqu’existent les Archives du monde du travail, pourquoi ne pas avoir acheté le fonds Raymond Loewy lorsqu’il a été mis en vente ? Loewy (1893-1986) a été l’un des grands acteurs du design industriel, du paquet de cigarettes à la navette spatiale.
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Les XIVe journées du Patrimoine : à toute vapeur sur le patrimoine industriel
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Abonnez-vous dès 1 €Grande-Bretagne et Allemagne pionnières
La Grande-Bretagne a été pionnière. En matière d’inventaire, avec le National Survey of Industrial Monuments et le National Record of Industrial monuments. Avec des musées miniers : mines de plomb d’Earby dans le Lancashire, ardoisières de Blaenau Ffestiniog et de Llanberis, au Pays de Galles, reliées par une ligne de chemin de fer au musée-dépôt d’archives de Portmadec. Des musées des sciences et techniques à Manchester, des musées spécialisés : musées du tracteur à Stockfield, de l’emballage alimentaire à Gloucester, musée à flot du Great Western Dock à Bristol. La plupart de ces lieux présentent les machines en plein fonctionnement. L’Allemagne, également : en 1903, le Deutsche Museum est fondé à Munich. Il faut aussi signaler dans la même ville le Musée BMW et, à Stuttgart, l’extraordinaire Musée Mercedes-Benz. À Berlin a été créé, dans une ancienne gare, un musée des techniques et transports : une rotonde pour locomotives – contrairement à celle de Chambéry –, a été remise en état de marche, ainsi qu’un atelier de réparation. Les musées de la mine sont aussi une spécialité allemande : à Bochum, dans la Ruhr ; à Clausthal-Zellerfeld et Sankt-Andreasberg, dans le Harz. À quoi s’ajoutent de nombreux musées sectorisés : navigation (Bremerhaven), aviation (Appen), etc. Pour laisser de côté la Suisse, les Pays-Bas et les États scandinaves, où les initiatives sont considérables, citons encore le cas de l’Italie avec son Motor Museum de Turin et ses publications, par exemple Archeologia industriale in Lombardia dall’Adda al Garda (Milan, 1981).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°43 du 12 septembre 1997, avec le titre suivant : Les XIVe journées du Patrimoine : à toute vapeur sur le patrimoine industriel