Faut-il considérer une œuvre d’art comme un trésor strictement national ? La Chapelle Sixtine appartient-elle au Vatican plus qu’au reste du monde ? On soutiendra plus volontiers qu’une œuvre appartient à un ensemble, un cadre dont elle ne peut être séparée sans en pâtir. C’est le risque que courent une nouvelle fois les Trois Grâces de l’abbaye de Woburn, que Canova a spécialement sculptées pour le sixième duc de Bedford.
LONDRES - Voici quatre ans, quand la sculpture a failli être achetée par le Getty Museum et envoyée de l’autre côté de l’Atlantique, l’historien André Chastel s’était vivement élevé contre cette éventualité : "Depuis l’ouvrage classique de Quatremère de Quincy sur Canova (1834), toute la communauté internationale cultivée sait l’importance exceptionnelle de la collection de Woburn Abbey et, dans celle-ci, de la sculpture des Trois Grâces spécialement conçue pour le duc de Bedford. Il est inconcevable qu’un tel ouvrage puisse quitter l’Angleterre." Il signait cette lettre en tant que membre de l’Institut, professeur honoraire au Collège de France et enfin membre étranger de la British Academy, comme pour mieux rappeler que l’art ne connaît pas de frontières.
André Chastel le soulignait, le problème soulevé par la vente éventuelle du groupe ne tient pas tant à sa qualité de chef-d’œuvre qu’à son appartenance à un tout, en l’occurrence le temple dédié à la Liberté et la Beauté construit par Wyatville et dont la galerie abritait des vases romains, des sarcophages, des sculptures de Thorwaldsen, Chantrey, Westmacott et Flaxman que Canova lui-même avait aidé à disposer. La collection, aujourd’hui dispersée dans la demeure et les jardins de Woburn Abbey, reste cependant intacte et pourrait être reconstituée. Les Trois Grâces prennent toute leur valeur esthétique et historique en ce lieu. Et elles n’y reviendront jamais si l’on autorise la sculpture à sortir du territoire britannique.
Défendre le patrimoine national
Bien que l’œuvre de Canova n’ait jamais quitté Woburn, son sort a connu bien des rebondissements. Tout a commencé en 1981, quand les Bedford ont proposé la statue aux Collections nationales britanniques, en paiement d’impôts dus à l’État. Le Victoria and Albert Museum ne refuse pas l’offre, comme certains l’en ont alors accusé, mais y pose une condition : que la statue soit replacée dans le temple d’où les propriétaires l’avaient retirée dans les années soixante-dix pour transformer la galerie en restaurant. Les Bedford opposent un refus : réinstaller la statue en lui accordant l’espace nécessaire entraînerait, disent-ils, un manque à gagner. En juin 1983, après la rupture des négociations, la statue aurait été vendue à une société créée à cet effet l’année suivante. L ’incertitude règne toujours sur les transactions qui sont conduites par le marquis de Tavistocks, fils aîné du duc de Bedford. Les Tavistocks nient avoir la moindre participation financière dans cette œuvre. Ils ont cependant été mentionnés comme ses propriétaires en 1985, quand elle a été prêtée à l’exposition "Treasures from English Countryhouses", à Washington.
Nouveau rebondissement en 1989. Christopher Patten, secrétaire d’État du Département de l’Environnement, annonce à la Chambre des communes qu’il accepte que les Trois Grâces soient considérées comme partie d’un bâtiment classé. Toutefois, il refuse d’user de son autorité pour exiger leur réintégration dans le temple. Save, groupe de défense du patrimoine, demande alors la révision en justice de la décision. Le Département de l’Environnement choisit de prendre les devants et, le 3 mai 1990, revoit le statut même de l’œuvre : elle n’est plus considérée comme un bien immeuble par destination mais comme un bien meuble, susceptible donc d’être vendu. Le secrétaire d’État apportait une précision supplémentaire : lorsqu’une sculpture orne ou enrichit un bâtiment, elle doit être considérée comme un bien immeuble par destination, soumis à la réglementation sur le patrimoine classé. Quand, au contraire, l’édifice est construit pour accueillir une statue, ce qui est le cas pour les Trois Grâces, l’œuvre reste un bien meuble. En bref, le célèbre respect britannique pour la propriété privée l’emportait sur l’idée de patrimoine national.
Créer un fonds européen
Le Getty Museum semble prêt à acheter le groupe de Canova, mais les Trois Grâces sont provisoirement sauvées par de longues négociations entre les propriétaires et les Barclay, deux frères écossais. Quand elles échouent finalement, le Getty Museum a déjà consacré ses fonds à d’autres acquisitions. Le musée américain revient maintenant à la charge, avec une offre de 7,6 millions de livres (67 millions de francs), valable jusqu’au 5 août. Le Victoria and Albert Museum dispose encore de quatre mois pour sauver les Trois Grâces : ses responsables devraient réunir trois millions pris sur leurs fonds propres, complétés par des financements venant de différents organismes publics comme le National Heritage Memorial Fund et par des dons qu’ils s’efforceront de provoquer.
L’aide de la Communauté européenne n’a jamais été aussi nécessaire. Rares sont les œuvres d’art comme la galerie de sculptures de Woburn qui méritent de ne pas être abandonnées aux caprices de gouvernements nationaux ou de collectionneurs privés. La création à Bruxelles d’un fonds d’urgence, grâce auquel l’Europe pourrait réaffirmer ses intérêts artistiques communs, est une urgente nécessité.
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Les Trois Grâces à l’encan
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Les Trois Grâces à l’encan