La délégation allemande a quitté Moscou. Elle rapporte avec elle le protocole de la réunion signé le 24 mars, une lettre confidentielle de Boris Eltsine à Helmut Kohl et cinq livres de la bibliothèque de Gotha, gage de la volonté de la Russie de prendre des mesures concrètes.
MOSCOU - La délégation russe considère qu’à la suite de la première séance de la commission mixte russo-allemande, un pas en avant dans la solution des problèmes de restitution réciproque des biens culturels a été fait.
Le texte du protocole final (voir encadré ci-contre) de la rencontre de mars nous a été communiqué par le Département des restitutions, du ministère de la Culture de Russie. C’est à ce jour la position commune officielle des deux parties. Tout laisse à penser que les discussions se sont déroulées dans une atmosphère tendue. On peut en juger par la déclaration à la presse du ministre de la Culture de Russie, Evguéni Sidorov, par les renseignements en provenance de sources bien informées, et par certains articles dans la presse russe. Celle-ci a parfois fait preuve d’une technique quasi policière pour établir et exposer les faits, dont les milieux officiels ne veulent pas parler aujourd’hui pour des raisons morales ou simplement politiques.
Un bilan des pourparlers
Le but des négociations était de faire le bilan des pourparlers russo-germaniques de restitution depuis la signature du protocole de Dresde le 10 février 1993, et de prévoir les étapes futures.
À la veille de la rencontre de Moscou, la délégation allemande a nommé un nouveau président, le ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne, Klaus Kinckel. Les observateurs russes ont perçu cette nomination comme un avertissement : les Allemands considéraient que les négociations étaient bloquées, et pourraient durer éternellement, et ils avaient décidé de les hausser à un niveau politique plus élevé. Les Allemands ont particulièrement insisté sur le point II du protocole, qui précise : "... La restitution mutuelle des œuvres d’art... constitue une partie intégrante importante des relations entre les deux États." La délégation russe a compris l’allusion à demi-mot : les crédits, le soutien sur la scène mondiale, tout pouvait être remis en cause.
Une rue à deux voies
La déclaration d’Evguéni Sidorov à la presse contient un passage qui répond à cette pression : "... La négociation en est à une étape complexe et délicate, mais bien qu’importante, ce n’est pas la seule ni la plus importante dans les relations entre les deux pays. Il est dans l’intérêt des deux parties de la débarrasser de considérations politiques extérieures."
La délégation russe a négocié avec succès. Elle a su donner à sa position une base juridique internationale – impliquant la réciprocité, considérée par Evguéni Sidorov comme l’un des éléments essentiels de la négociation. Les documents déjà adoptés (accord entre les gouvernements de la Russie et de l’Allemagne sur la coopération culturelle, en 1992, et traité de bon voisinage et de coopération de 1990), de caractère assez général, ont besoin d’être précisés. Ils n’obligent aucunement la Russie à restituer unilatéralement les biens culturels déplacés. "C’est une rue à deux voies", a déclaré Evguéni Sidorov. La Russie a non seulement l’intention de poser le problème de la restitution sans conditions des œuvres d’art russes retrouvées, mais d’établir qu’en cas d’impossibilité, toutes ces œuvres seront remplacées par des œuvres similaires ou par d’autres formes de compensation.
On s’est déclaré prêt à envoyer par la voie diplomatique, après une mise au point technique, une première liste de quarante mille objets exposés dans les musées, emmenés ou détruits par les Allemands. Ceci ne représente qu’un sixième des pertes subies par la Russie. La liste remise aux Allemands comporte la destruction des palais proches de Saint-Pétersbourg – y compris la célèbre Chambre d’ambre jaune – et les musées d’Orel et de Krasnodar. La liste complète est tragiquement convaincante : des milliers de villes historiques ont été détruites, 427 musées ont été pillés, 1 670 églises orthodoxes ont été détruites ou endommagées, ainsi que 237 églises catholiques, etc. Ainsi que l’a déclaré le principal expert du département de la restitution, Nikolaï Nikandrov, toutes les données sont minutieusement vérifiées, et les premières listes sont constituées de documents de la Commission extraordinaire d’État recueillis au procès de Nuremberg.
Les observateurs constatent que depuis l’époque de Gorbatchev, qui a inauguré la saga de la restitution, les Russes ont su analyser le problème aussi bien sur le plan juridique que moral, et élaborer une tactique cohérente. La version romantique de la restitution des pièces de valeur, fondée exclusivement sur "la bonne volonté et l’entente commune" cède la place à une thèse rigoureuse et à l’introduction de bases juridiques. L’ensemble du dossier se ramène à ce qui suit.
Si la sortie de toutes les œuvres d’art hors du territoire de l’ex-URSS était illégale du point de vue du droit international, la plupart des pièces de valeur d’origine allemande qui se trouvent en Russie y sont, au contraire, de façon légale, en vertu des décisions de l’Administration alliée, qui représentait alors le pouvoir suprême en Allemagne. En même temps, on admet qu’une partie de ces œuvres a été illégalement déplacée à la suite de pillages et de vols. C’est pourquoi il faut distinguer des notions telles que "disparues" et "illégalement déplacées", chaque cas exigeant une étude internationale, juridique et artistique séparées. Il n’est pas difficile de comprendre, à partir de ces positions, la conclusion que vise la Russie : il faudrait rendre ce qui a été sorti illégalement, mais ce qui l’a été "légalement" pourrait être conservé.
L’inventaire des réserves
L’interprétation, par certains observateurs, du point III du protocole sur le libre accès aux œuvres d’art dans les lieux où elles sont actuellement conservées est également intéressante. Ils font remarquer que la position russe a été acceptée, car ce point est formulé de façon telle que les Allemands n’auront accès, semble-t-il, à ces lieux qu’au sein d’une "équipe d’experts des deux pays". En fait les Allemands ne connaissent pas bien, jusqu’à présent, le butin que les détachements soviétiques ont emmené, et ils espéraient, grâce à un libre accès, avoir la possibilité de faire l’inventaire des réserves spéciales russes, et retrouver ainsi ce qui ne figure pas encore sur la liste de leurs prétentions.
Le point VII mérite également d’être analysé. Il précise que les parties s’informeront mutuellement en temps voulu des prétentions avancées par des pays tiers. Ce point est lié essentiellement au désir des Allemands de prévenir des négociations séparées entre les Russes, par exemple, et les Turcs, à propos du "trésor de Schliemann".
Le protocole mentionne aussi des possibilités de solution plus rapides, pour les cas où "existent déjà des conditions favorables" : des livres de la collection de la bibliothèque de Gotha, et une partie de la collection de la Kunsthalle de Brême. De son côté, la délégation allemande s’est déclarée prête à effectuer prochainement une expertise commune des 101 dessins remis, par des voies privées, à l’ambassade d’Allemagne à Moscou, et de décider en commun de leur sort. On a également pris la décision d’effectuer une expertise commune du "trésor de Schliemann". Une exposition de "L’or de Priam" est prévue en 1995.
Le protocole a un aspect prudent et transactionnel. Il semble que l’Allemagne attende une certaine "ouverture" au cours de la prochaine visite de Boris Eltsine en Allemagne, et qu’elle ait l’intention de trouver une solution politique. La Russie compte maintenir les négociations sur un plan juridique, en étudiant de façon minutieuse chaque cas concret.
Voici les points essentiels du protocole arrêté lors de la première séance de la commission mixte pour la restitution mutuelle des biens culturels, qui s’est tenue à Moscou les 23 et 24 mars 1994 :
[...]
3. […]
Les parties ratifient les structures et les procédures de coopération adoptées par le protocole de Dresde, qu’elles appliqueront, en créant pour cela l’encadrement, les conditions techniques et matérielles nécessaires.
Les parties jugent nécessaire une coopération plus étroite et ouverte entre les spécialistes compétents en vue de mettre au point des propositions pour établir des listes de biens culturels qui peuvent être l’objet d’une restitution.
Pour cela, les parties assureront aux spécialistes concernés le libre accès aux biens culturels, aux endroits où ils sont conservés, afin d’effectuer en commun l’identification et les expertises, et elles leur assureront des conditions de travail favorables.
4. Les parties confirment qu’elles poursuivront les négociations sur la base des principes et des normes du droit international. […]
7. Les parties se sont entendues sur le fait qu’elles s’informeraient mutuellement des revendications émises par une troisième partie éventuelle, concernant les biens culturels qui sont de leur compétence.
8. Les parties apprécieront l’obtention de toute information provenant de personnes et d’institutions privées, d’organisations sociales, de milieux scientifiques et des médias, contribuant à la réalisation du travail de restitution mutuelle des biens culturels. À ce propos, la partie allemande a annoncé qu’elle avait adressé un appel officiel à ses concitoyens pour l’aider dans la recherche de biens culturels disparus. Elle souhaite que des mesures analogues soient envisagées par la partie russe.
9. Dans le cas de ventes illégales ou les propositions de vente de biens culturels, qui sont ou peuvent être l’objet de revendications mutuelles, les parties ont déclaré qu’elles étaient prêtes à faire le nécessaire pour s’opposer à de telles actions. Elles se sont entendues pour s’informer mutuellement.
10. […]
La partie russe a informé la partie allemande que la commission gouvernementale de restitution des biens culturels a envoyé des recommandations aux organes suprêmes de la Fédération de Russie, concernant la remise des livres de la bibliothèque de Gotha actuellement en Russie, ainsi que d’une partie de la collection du Kunsthalle de Brême ([...] collection Baldin).[...]
12. Les parties souhaitent l’élaboration et la signature rapide d’un accord intergouvernemental de coopération dans le domaine des archives, y compris la découverte et la restitution réciproque des documents d’archives.
13. La partie allemande a rappelé que les œuvres d’art qui se trouvent à l’ambassade d’Allemagne à Moscou sont constituées, d’après elle, des 101 dessins de la collection du musée de Brême ainsi que du tableau La Porteuse assise de la galerie de Dresde, et exige instamment une solution. La partie allemande a déclaré qu’elle était prête à effectuer dans l’avenir le plus proche une expertise commune de ces œuvres.
14. Les parties ont discuté du sort de la collection appelée L’Or de Priam (trésor de Schliemann). Elles ont été d’accord sur le fait qu’il fallait effectuer à ce propos une expertise commune approfondie.
La partie russe a annoncé qu’une exposition de cette collection était prévue en Russie en 1995. La partie allemande soutiendra ce projet d’exposition.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Les négociations russo-allemandes sur la restitution des biens culturels
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : Les négociations russo-allemandes sur la restitution des biens culturels