Une exposition à la Maison européenne de la photographie explore l’invisible.
Les spirites du XIXe siècle ont inventé la photographie qui ne représente pas
le monde. Passionnante traversée du miroir.
Aux premiers temps de la photographie, le spiritisme faisait rage. À Guernesey, Victor Hugo faisait tourner les tables, écrivait sous la dictée de l’Océan ou de William Shakespeare, tandis que, dans les mêmes années, ses fils et lui collaient des photographies dans des albums. L’image-apparition permettait-elle de saisir l’invisible ? Louis Darget (1847-1923), en regardant, en chambre noire, une plaque photographique, réalisa, en 1897, la « photographie d’une pensée ». Cela ressemblait à une canne. Car c’était sans doute à une canne qu’il avait pensé à ce moment-là. D’où l’idée, prodigieuse, d’exposer ensemble ces prodiges.
L’exposition de la Maison européenne de la photographie a demandé bien des exploits : localiser tous ces clichés fous, secrets, conservés dans des collections privées, aux archives de la préfecture de police, à l’Institut métaphysique international de Paris, au College of Psychic Studies de Londres ou à l’American Philosophical Society Library de Philadelphie. Il a fallu surtout retrouver les histoires incroyables qui se cachent derrière chacun de ces clichés. Des escrocs, des malades mentaux, des charlatans patentés, des médiums et des voyantes, des scientifiques aussi, comme ce grand nigaud de Camille Flammarion : une galerie de portraits insensés ponctue ces salles plongées dans l’obscurité. Puis, s’alignent des clichés ignobles, dégoûtants, difficiles à regarder.
Éloge du trash 1900
Des ectoplasmes dégoulinants, blanchâtres, immondes, s’accrochent à la poitrine nue des médiums. Des matières indécises sortent du nez et de la bouche d’un patient hongrois, un liquide invisible s’écoule entre les jambes d’une jeune Irlandaise et forme une masse gélatineuse sous la table. La nausée saisit le visiteur. Il lui reste à voir des pieds d’enfants en paraffine et des oreilles en forme de « fleur naturelle » apparues devant l’objectif. Qui dira la beauté de ce trash 1900, si parfaitement contemporain ?
Il ne sera plus possible d’écrire que l’impressionnisme a été inventé parce que la photographie rendait compte du réel. La photographie du XIXe siècle était plus onirique, plus folle, plus « floue » que la peinture. D’où peut-être le projet impressionniste de rivaliser de visions avec elle. Et Rimbaud, avec sa Lettre du Voyant.
En sortant de cette exposition, difficile de ne pas voir surgir, de partout, des spectres. Ainsi, dans les clichés que Daniel Schick a saisis sur l’île Saint-Louis, exposés trop brièvement au rez-de-chaussée de la Maison européenne de la photographie. Dans des rétroviseurs, dans des miroirs, surgissent des images issues d’anciennes amours déçues, des visages jadis familiers. Son passé, le nôtre ? À l’hôtel de Lauzun, dit aussi de Pimodan, Schick capte les apparitions de Baudelaire et de Théophile Gautier, qui s’y retrouvaient, pour fumer, dans la secte des haschichins. Dans le livre de mille pages que les éditions Assouline consacrent à Paris, comment ne pas traquer, dans les reflets des vitrines, magnifiquement photographiées, en hommage à Atget, par Max Derhy, des silhouettes qui ne devraient pas s’y trouver ? La photographie d’aujourd’hui s’invite encore au royaume des Ombres. Rien n’est plus facile. Paris est une ville de fantômes.
« Le Troisième Œil », PARIS, Maison européenne de la photographie, 5-7 rue de Fourcy (IVe), tél. 01 44 78 75 00, jusqu’au 6 février.
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Les fantômes et l’objectif
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Abonnez-vous dès 1 €- Daniel Schick (texte et photographies), Je, tu, île, mes îles Saint-Louis, Seuil, 30 euros. - Clément Chéroux, Andreas Fischer avec Pierre Apraxine, Denis Canguilhem et Sophie Schmit, Le Troisième Œil, la photographie et l’occulte, Gallimard, 49,50 euros. - François Baudot, photographies de Max Derhy, Paris, Assouline, 45 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Les fantômes et l’objectif