Si l’on attribue souvent une image immuable aux cultures extrême-orientales, les musées d’art asiatique se placent plutôt sous le signe du changement. Du superbe Museum für Ostasiatische Kunst de Berlin à l’Asian Art Museum de San Francisco, les rénovations, redéploiements et ouvertures se multiplient un peu partout. La France n’est pas en reste, avec un ambitieux chantier en cours à Guimet, la naissance du Musée départemental des arts asiatiques à Nice, et un projet à l’étude pour Cernuschi. Cette intense actualité muséographique offre autant d’occasions de s’interroger sur les missions de ces institutions.
La façade du XIXe siècle n’a pas changé, mais une fois franchie l’entrée, le Musée Guimet est totalement métamorphosé. Les espaces confinés, créés par d’innombrables ajouts architecturaux depuis les années vingt, cèdent la place à d’amples volumes, clairement articulés par un double escalier monumental et distribués autour d’un patio. Grâce à ce puits lumineux, à des verrières et à l’élargissement de certaines fenêtres, la lumière naturelle se déverse généreusement dans les salles. Des perspectives horizontales et verticales favorisent la circulation du regard et la confrontation des œuvres.
Bien qu’encore en travaux, l’architecture de Henri et Bruno Gaudin promet déjà d’être à la hauteur du projet du Grand Guimet, estimé à 330 millions de francs et dont l’achèvement est prévu au printemps 2000. La nouvelle organisation de l’espace devrait rendre le parcours plus lisible par le grand public. Du monde indianisé jusqu’à la diffusion progressive du bouddhisme en Chine et au Japon, la cohérence chronologique et géographique remplace une division par techniques, renforçant ainsi le caractère de “musée de civilisation” de Guimet. L’équilibre entre les grandes cultures asiatiques sera également mieux réparti en faveur du Japon et de la Corée, dont l’établissement possède la plus importante collection du monde occidental. En outre, le fonds de peintures chinoises et la superbe donation Ribout d’arts décoratifs indiens seront présentés au public pour la première fois.
Avec la création de deux sous-sols supplémentaires, le musée gagne 2 500 m2 pour redéployer ses réserves et en permettre la consultation, créer une librairie, un espace de restauration, un éventuel site multimédia et une nouvelle bibliothèque – l’ancienne demeure en l’état en guise de souvenir – et, surtout, pour accueillir des expositions temporaires.
L’art contemporain, absent du parcours permanent, pourrait ainsi avoir droit de cité à Guimet, grâce à une programmation mettant en rapport les cultures occidentales et extrême-orientales. Pour le directeur Jean-François Jarrige, cette formule est une solution acceptable, dans l’attente d’un musée d’art contemporain asiatique. “Chaque artiste exposé pourrait laisser une œuvre au musée Guimet. Cela permettrait de créer des collections et de susciter l’intérêt du public pour l’art contemporain”.
Rendez-vous manqué ?
Sur ce point, on peut déplorer que le Musée des arts asiatiques à Nice – créé ex nihilo et non à partir de collections préexistantes – n’envisage pas de remplir cette fonction manquante en France. Dans les pays anglo-saxons, des sections sont souvent réservées à la création contemporaine au sein des départements d’Extrême-Orient.
Officiellement, le projet du musée est double : favoriser le dialogue Asie-Occident et s’appuyer sur les œuvres anciennes pour exprimer la pérennité des traditions jusque dans les créations modernes. En fait, le XXe siècle n’est présent que dans le domaine du design et, pour l’instant, il n’est pas prévu d’explorer les rapports entre les traditions artistiques asiatiques et le langage moderne défini par l’Occident. Un problème jugé trop complexe et trop dépendant des pressions du marché par la conservatrice en chef Marie-Pierre Foissy-Aufrère, qui considère en outre que l’expression plastique actuelle est devenue universelle et que la place de l’art contemporain est plutôt dans un musée d’art contemporain.
Pourtant, “la peinture moghole puisait déjà son style dans l’Occident et a servi de lien entre l’Asie et l’Europe”, remarque Richard Blurton, conservateur au département indien du British Museum, pour qui “il est important de garder à jour la collection en achetant du contemporain et en l’exposant”. Au Musée Guimet, Jean-François Jarrige tempère ce point de vue : “S’il est vrai que les Asiatiques souhaitent que l’on considère aussi ce que leur culture produit aujourd’hui, certains, tel le peintre Zao Wou-ki, ne tiennent pas à être catalogués comme artistes asiatiques”.
En éludant la question de l’art contemporain, le musée niçois risque cependant un autre écueil : le hiatus entre un fonds de 200 pièces et l’ambition d’un parcours permanent qui prétend couvrir les principales régions de l’Asie sur plusieurs millénaires. Ainsi, le premier étage s’intéresse à l’art bouddhique, tous pays et dates confondus, tandis que le rez-de-chaussée est consacré à la Chine, au Japon, au Cambodge et à l’Inde.
Le budget annuel de 2 millions de francs dévolu aux acquisitions du musée ne permet guère un enrichissement rapide du fonds. En outre, les nouveaux achats devront remplacer progressivement les dépôts et les prêts de grandes institutions publiques comme le Musée Guimet ou le Musée de l’Homme, qui représentent actuellement plus de 80 % des collections.
Certes, Marie-Pierre Foissy-Aufrère entend éviter “l’accumulation anecdotique” et ambitionne d’”exprimer la quintessence de chaque culture à travers une sélection de quelques pièces fortes et représentatives de son esthétique”. On peut néanmoins s’interroger sur la réalité de cette “pédagogie intuitive, presque magique” invoquée par la conservatrice, quand seulement six pièces doivent évoquer la Chine, de l’époque néolithique au XVIIIe siècle impérial.
Cernuschi dans la course
Bien que riche de 10 000 œuvres, le Musée Cernuschi a, au contraire, toujours circonscrit ses objectifs et défini clairement son caractère : une collection d’esthète du XIXe siècle, recentrée sur la haute Antiquité chinoise, et notamment les bronzes archaïques. La rénovation souhaitée par Gilles Béguin, conservateur en chef du Musée Cernuschi, se veut donc un rajeunissement du bâtiment centenaire et une rationalisation des ressources plutôt qu’un réaménagement total.
Le conservateur espère obtenir l’accord de la municipalité pour entreprendre des travaux de fond, chiffrés à 22,3 millions de francs. La présentation permanente gagnerait le premier étage, à l’architecture plus rythmée, et les expositions temporaires descendraient au rez-de-chaussée que l’on agrandirait sur les réserves actuelles. Celles-ci prendraient place au sous-sol, qu’il reste à creuser.
Ce jeu de chaises musicales offrirait la possibilité d’étendre les réserves et les surfaces d’exposition, de créer une salle de conférence et un cabinet graphique pour les peintures, et surtout d’optimiser l’organisation des expositions temporaires qui constituent l’un des fleurons du musée – chaque nouvelle installation oblige à un véritable déménagement, y compris dans les salles permanentes. D’autre part, le rez-de-chaussée peut accueillir un système d’air conditionné, ce qui permettrait d’obtenir des prêts impensables sans cela, comme des laques japonais et chinois. Un architecte pourrait être nommé dès septembre pour mettre en route le projet.
D’ores et déjà, le hall de l’escalier a été repeint et le parcours a été repensé : l’ordre chronologique est mieux respecté, des panneaux explicatifs et de nouveaux cartels ont été mis en place. Gilles Béguin espère ainsi élargir un peu son public, traditionnellement composé d’amateurs érudits, souvent grands voyageurs, à l’image du fondateur de la collection : Henri Cernuschi. Dans cette optique, un service pédagogique a été créé il y a deux ans. “C’est particulièrement important dans le domaine des arts asiatiques, où il y a une forte demande de visites guidées ou de conférences de la part du public”, explique le conservateur.
Reste sans doute une voie à explorer vraiment : une communication ciblée vers les communautés chinoises, vietnamiennes et cambodgiennes de Paris. Cette pratique reste encore rare en France, alors qu’elle est courante dans les pays anglo-saxons où elle offre des opportunités de mécénat ou au moins de bénévolat, et permet de venir à la rencontre de visiteurs potentiels.
Ainsi, le Victoria & Albert Museum propose depuis 1991 des conférences, visites et ateliers en cantonais, mandarin et bengali, tandis que des membres des communautés sont appelés à intervenir en contrepoint de certaines expositions. L’expérience ne mériterait-elle pas d’être tentée en France, où le dialogue entre les cultures relève souvent de la déclaration de principe ?
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Les défis des « nouveaux » musées d’art asiatique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°67 du 25 septembre 1998, avec le titre suivant : Les défis des « nouveaux » musées d’art asiatique