Collection - Photographie

Les collections d’entreprise sont séduites par la photographie

Après avoir été impulsées par un dirigeant, elles adoptent une stratégie plus objective

Par Laurent Boudier · Le Journal des Arts

Le 3 novembre 2000 - 1332 mots

Pour sa quatrième édition au Carrousel du Louvre à Paris, Paris Photo met à l’honneur les collections d’entreprise. À côté des stands d’une centaine de galeries et d’éditeurs, le salon réserve un espace à un florilège des ensembles constitués par cinq sociétés opérant en France : la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Cartier, le Crédit commercial de France (CCF), NSM-Vie, filiale d’ABN Amro et la société de production Première Heure. Quelles sont les motivations de ces sociétés, comment gèrent-elles leurs collections ? Le JdA a pu avoir connaissance d’une enquête menée par Francis Lacloche et Sandra Catini (CDC), tandis qu’un colloque, ouvert à des entreprises étrangères, le 17 novembre, devrait élargir le débat.

Âge de raison ou raison du marché ? Il ne faut plus faire preuve de beaucoup de sagacité pour démontrer que la photographie a séduit le public comme les investisseurs. L’année 1999, marquée par le coup d’éclat de la vente André Jammes à Londres et le prix record de 4,7 millions de francs obtenu avec La Grande Vague, Sète de Gustave Le Gray, confirme la reconnaissance du médium, de son histoire et de ses héros. Le marché affiche une curiosité qui n’oublie aucune période : ainsi, un primitif, Gustave Le Gray, un moderne, Man Ray, et une artiste contemporaine, Cindy Sherman (vendant 48 tirages pour un total de 1,8 million de dollars en 1999), se sont-ils partagé l’année passée les plus fortes enchères cumulées pour la photographie. Ces résultats viennent signifier ce que chaque marchand, présent dans les foires de New York ou de Paris, s’employait naguère à répéter avec insistance : la photographie a valeur d’icône du monde moderne.

Ce militantisme, prôné par des marchands pionniers, a sans aucun doute joué le rôle de catalyse pour les premières collections d’entreprise. Aussi, Pierre Apraxine, conservateur de la collection Gilman peut-il rappeler que les dirigeants de la société américaine de papier d’emballage, Howard et Chris Gilman, initièrent leur chasse aux clichés sur la base d’une collection d’art. Commencée en 1974, la collection s’attache d’abord à réunir des œuvres de l’art minimal, notamment de Richard Long ou de Jan Dibbets qui travaillent avec la photographie.

Parallèlement, entre 1976 et 1978, une collection de dessins d’architecture utopique est constituée avec plus de 150 feuilles ou esquisses, alors que les premiers achats photographiques, dont plusieurs tirages de Richard Avedon, viennent souder l’esprit de la collection Gilman : ces œuvres sur papier – comme autrefois les dessins et les gravures de la prestigieuse collection de l’industriel Frick à New York – sont novatrices ou peu reconnues. “Nous voulions insérer, déclarait Pierre Apraxine dans le JdA (n° 70, 6 novembre 1998), des images de la vie dans une collection d’art minimal qui est, par nature, austère. Lorsque nous nous sommes intéressés à la photographie, nous nous sommes rendu compte qu’il était possible de créer quelque chose de tout à fait original. Ayant découvert un cliché de Baldus chez le marchand parisien Texbraun, j’ai dit à Howard Gilman : ‘Il est impensable que cette image ne soit pas dans un musée. Regarde, les Rembrandt, les Raphaël de la photographie sont encore à vendre, ils sont abordables !’” On connaît la belle fortune de la collection Gilman, l’une des plus remarquables au monde, avec ses 7 000 clichés du XIXe siècle aux années soixante-dix, et dont une partie a déjà été déposée au Met.

Les trésors de Gilman ont valeur d’exemple pour bien des collections d’entreprise. Ainsi, ces collections naissent bien souvent de l’impulsion d’un dirigeant qui a la passion de la collection. Mais elles se démarquent du goût personnel, adoptant une stratégie plus objective, qui tient compte de la scène artistique – locale et parfois internationale – et des conditions de vie de la collection au sein de l’entreprise. D’autre part, il faut remarquer que bien des collections d’entreprise ont abordé la photographie à la suite d’achats d’œuvres modernes et contemporaines. Se retrouve alors la fameuse frontière floue et tenace qui sépare la photographie dite “plasticienne” (c’est le cas des collections Cartier, DG Bank, Lambert en Belgique et bien d’autres) qui vient se loger dans un ensemble d’art contemporain et la photographie “pure” se préoccupant de l’histoire de la photographie, de ses grands noms et de ses clichés renommés ou inconnus (collections Gilman, de la Caixa à Barcelone ou de Première Heure). “Une collection sert parfois de référence à une autre, note Francis Lacloche, aussi le travail de Pierre Apraxine a été une incontestable référence pour la collection Lhoist en Belgique ou celle de la maison de production Première Heure en France.”

Spécialisée dans le traitement de la chaux, la société belge Lhoist, s’est engagée à partir de 1990, dans un mécénat original par de nombreuses commandes à des artistes, telle Louise Bourgeois, ou à des photographes : Joseph Koudelka sur les usines du groupe dans le monde, Elliot Erwitt qui a choisi de travailler avec une équipe dans une usine, ou le couple Becher qui a procédé à ses inventaires d’architecture. Qu’elle soit en relation directe avec des artistes – comme le cabinet d’avocats, Weil, Gotshal & Manges qui a commandé à Annette Messager une œuvre, Tolérance, réalisée avec la participation des employés du cabinet –, qu’elle affiche un lien particulier avec un photographe – comme la collection de la télévision mexicaine, Televisa qui a acheté un grand nombre de tirages d’Alvarez Bravo du vivant du photographe ou la BCEE, Caisse d’épargne du Luxembourg, qui acheta dès 1933 un lot de 60 tirages d’Edward Steichen – ou qu’elle se lance dans une collection patrimoniale abondante – comme les collections de nombreuses sociétés du secteur financier telles celles de la Caisse des dépôts et consignations en France, de la Caixa de Pension à Barcelone, de la DG Bank avec ses 4 000 photos plasticiennes en Allemagne ou de la Lassalle Bank à Chicago (3 500 photographies) –, la gestion d’une collection n’est plus un acte solitaire.

Les accrochages internes sur les lieux de travail suscitent de multiples expériences : la DG Bank a eu l’idée d’héberger les œuvres des photographes et des artistes, de Rauschenberg à Salgado en passant par Graciela Iturbide et David Hockney, par des expositions personnelles à chaque étage de sa tour à Munich, alors que la Deutsche Bank, faisant de même, a poussé la sophistication de l’accrochage au point de décliner le nom de l’artiste à côté des boutons d’ascenseur des 56 étages ! La société Lhoist a imaginé de présenter les œuvres de ses photographes sur les écrans de veille des ordinateurs, alors que la compagnie d’assurance Link, basée à Chicago, ouvre le débat sur la place donnée à une photo conceptuelle de Joseph Kosuth ou à un grand tirage couleur de Gursky dans les salles d’accueil ou les bureaux. Ironie ou embarras, on trouve chez Link et sa collection, qui décline les thèmes de la sexualité, de l’identité, des races ou de la communauté, un “couloir des refusés”, manière bien américaine de gérer la vox populi en une démocratie d’opinions divergentes.

Discours sous-tendu qui semble émerger notamment aux États-Unis : la collection serait bien sûr une volonté de modernité et d’ouverture au monde mais aussi le reflet d’un monde en mutation. À l’heure d’Internet, des start-up virtuelles et des flux boursiers, la photographie fixe une réalité mouvante et étourdissante. Une réalité épinglée par les photographes et les artistes qu’il faut affronter plus que craindre, à l’intérieur des bureaux de verre ou à l’extérieur – par des prêts aux musées ou dans des collections ouvertes au public. Vertu de l’entreprise et pouvoir de l’image. Ou pouvoir des entreprises pour des images vertueuses ?

- PARIS PHOTO, Salon international européen pour la photographie, du 16 au 19 novembre, Carrousel du Louvre, 99 rue de Rivoli, 75001 Paris, www.parisphoto-online.com, de 11h à 20h, nocturne le vendredi 17 jusqu’à 22h, entrée 70 F (tarif réduit/étudiants 40 F), pass spécial 4 jours – catalogue inclus – 250 F, catalogue 300 pages, 100 F pendant la durée du Salon, 150 F après, distribution Idea Books.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°114 du 3 novembre 2000, avec le titre suivant : Les collections d’entreprise sont séduites par la photographie

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