De la Grande-Bretagne au Japon, le mouvement cher à John Ruskin et William Morris a eu une influence décisive sur les arts décoratifs de la fin du XIXe-début du XXe siècle.
C'est, au Royaume-Uni, la plus importante exposition jamais consacrée à l’Arts and Crafts, ce mouvement né outre-Manche dans les années 1880 et devenu, en peu de temps, un style à part entière. Alors le Victoria and Albert Museum (V&A), à Londres, organisateur de cet événement phare, n’a pas lésiné sur les moyens. Tous les domaines ont été convoqués : l’architecture, la peinture, la sculpture, le graphisme, la photographie, les arts de la table, le mobilier, la céramique, la mode, la joaillerie et même un soupçon de… religion, avec un autel, une croix ou des vitraux. Au total, plus de 300 pièces – dont certaines splendides – ont été réunies pour, selon le V&A, « aborder l’Arts and Crafts dans ses dimensions non seulement nationales mais également internationales », bref « dans sa globalité ». Une globalité qui, dans l’exposition, prend la forme d’une géographie bien particulière du monde. Ce dernier est, en effet, découpé en quatre volets distincts : la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Europe – Russie, Allemagne, empire austro-hongrois et pays scandinaves (Finlande, Suède et Norvège) –, enfin le Japon. La France, entre autres, est totalement absente de cette rétrospective.
La maison œuvre d’art
En tout bien tout honneur donc, la Grande-Bretagne, berceau de l’Arts and Crafts, ouvre le bal, pour la période 1880-1914. C’est en fait dès la seconde moitié du XIXe siècle qu’une poignée de créateurs progressistes – avec à leur tête ces deux figures emblématiques que sont le penseur (et critique d’art) John Ruskin (1819-1900) et le designer William Morris (1834-1896) – s’inquiètent des effets néfastes de l’industrialisation, et notamment de ses conséquences sociales – la division du travail issue de la mécanisation couperait l’ouvrier de son travail, et, plus largement, de la société. Affligés par le déferlement de produits manufacturés de mauvaise qualité (déjà !), ils veulent réformer le design, sinon la société elle-même, en insufflant un nouvel élan à l’artisanat traditionnel et en régénérant l’art par l’étude de la nature. Ils fondent, en 1887, la « Arts & Crafts Exhibition Society », qui donnera son nom au mouvement. Devant les pièces ici montrées – une théière de Christopher Dresser, le service à thé et à café Silver conçu par Archibald Knox pour Liberty, ou encore un set de verres, décidément très moderne, imaginé par Philip Webb –, on ne peut rester de marbre. Tout comme on s’étonnera d’un paradoxe : ce mouvement qui prônait un retour à la campagne était pourtant fortement implanté dans les grandes mégalopoles (outre Londres : Birmingham, Manchester, Édimbourg, Glasgow…). À preuve, ces deux Period Rooms (intérieurs d’époque) qui ont, pour l’occasion, été reconstituées. Un cottage bucolique, au mobilier néorustique, côtoie ainsi un London Home, au mobilier plutôt rigoriste, signé C. F. A. Voysey. Les intérieurs ont été créés de pied en cap, de la vaisselle à la décoration : « It turned the home into a work of art » (cela a transformé la maison en une œuvre d’art), version anglaise, sans doute, du Germanique Gesamtkunstwerk ou « œuvre d’art totale ». Cette « ouverture » est la partie la plus plaisante et surtout la plus convaincante, et pour cause, de l’exposition.
Hélas, il n’en va pas de même pour la suite. Car celle-ci, dans son approche « globale », sinon « globalisante », aborde en fait tous les autres mouvements artistiques de ce tournant de siècle à travers le prisme de l’Arts & Crafts. Un stratagème dont le musée londonien a, semble-t-il, déjà usé. On pense, notamment, à l’exposition « Art déco » en 2003. Cette fois, avec « International Arts and Crafts », le V&A a quelque peu forcé la dose. Plusieurs mouvements de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle se retrouvent ainsi, malgré eux, pris dans la « nasse » Arts and Crafts. Ainsi en est-il du style Art nouveau, de la production de la Sécession viennoise puis des Wiener Werkstätte (ateliers viennois) et de celle de la non moins fameuse Darmstädter Künstlerkolonie (colonie d’artistes de Darmstadt). La ficelle est un peu grosse. Car si certains principes chers à nombre d’associations artistiques et artisanales d’alors s’inspirent de quelques préceptes de l’Arts and Crafts, peut-on pour autant, sous le seul prétexte d’antériorité, les glisser toutes sous une seule et même casquette ? Assurément non.
Prélude au mouvement moderne
Seuls s’en sortent quelques contrées du volet Europe (1890-1914), tels les pays scandinaves, la Hongrie ou la Russie, dans lesquels on assiste véritablement à un revival des techniques traditionnelles qui peut aisément être assimilé aux canons de l’Arts and Crafts. En témoignent une chaise plutôt massive du russe Sergueï Malyutin, le tapis Les Filles des Lumières du Nord/Aurore boréale du Norvégien Gerhard Munthe, ou encore un vase du Hongrois József Rippl Rónai. Ailleurs, le trouble est de mise. Si les Wiener Werkstätte – un superbe décanteur à sherry et un collier de Koloman Moser, des couverts, un service à thé et à café, une chaise longue et une table de Josef Hoffmann… – cherchent bien à conjuguer art et artisanat, voire se révèlent exemplaires dans la façon de traiter les ouvriers, ils annoncent surtout une abstraction géométrique, celle du modernisme, et auront, par ailleurs, une influence considérable sur le design contemporain. Idem avec la Darmstädter Künstlerkolonie – un service de table de Peter Behrens, une armoire de Joseph Maria Olbrich, un samovar en os et en argent de Henry Van de Velde… –, voire avec la section États-Unis (1890-1916). Certes, la revue de décoration The Craftsman de Gustav Stickley – dont on a reconstitué ici un intérieur vendu clés en main dans l’un des numéros – illustre bien quelques idéaux de l’Arts and Crafts : « honnêteté, simplicité, utilité ». En revanche, l’œuvre du célèbre architecte Frank Lloyd Wright, dont on peut voir au passage le vase Triplicate et quelques créations pour la maison Darwin D. Martin – chaises et table du séjour, une des 362 fenêtres au motif stylisé Arbre de vie… –, est beaucoup plus complexe que cela. Ainsi, la cinquantaine de « Maisons de la Prairie » qu’il a construites à Chicago et alentour, entre 1900 et 1911, évoquent bien l’inclination de l’architecte pour la nature, à travers l’emploi de matériaux « naturels » comme la brique, la pierre, le bois. Mais elles montrent surtout que cette architecture organique, nouvelle et libérée, était déjà un prélude au mouvement moderne.
Le dernier volet de l’exposition enfin, celui sur le Japon (1926-1945), pose également question. Sous la férule du philosophe Yanagi Soetsu, les créateurs proposent alors une « fusion entre les traditions rurales nippones et une esthétique moderne, radicale et urbaine », au sein d’un mouvement baptisé « Mingei » (artisanat). Or, quelque cinquante ans après la naissance du mouvement en Angleterre, cette « fusion » a-t-elle vraiment à voir avec les préceptes de l’Arts and Crafts ou bien ne constitue-t-elle pas tout simplement l’un des fondements de l’histoire artistique nippone en propre ? On pourra néanmoins se consoler en admirant quelques belles pièces issues de la collection même de Soetsu. Plusieurs kimonos, une robe Ainu en toile de jute de l’île d’Hokkaido, ou encore, cette jarre Pleine Lune (Corée, 1600-1800), une forme pleine et absolument vierge de motifs. De toute beauté.
Jusqu’au 24 juillet, Victoria and Albert Museum, South Kensington, Cromwell Road, Londres. Rens. 44 20 79 42 20 00 ou www.vam.ac.uk, tlj 10h-17h45, 10h-22h les mercredis et derniers vendredis du mois. Catalogue, en anglais, aux éditions V&A, environ 58 euros, ISBN 1-85177-446-7.
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Les Arts and Crafts jouent l’international
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°213 du 15 avril 2005, avec le titre suivant : Les Arts and Crafts jouent l’international