PARIS
Le cinquantième anniversaire des premiers pas de l’homme sur la Lune est l’occasion pour le Grand Palais, et toute une série d’événements depuis le début de l’année, de témoigner de l’impact de la conquête spatiale sur la création artistique.
Les premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune le 20 juillet 1969 ont dévoilé aux 600 millions de téléspectateurs qui le suivirent en direct un spectacle inédit. Présentées dès le seuil de l’exposition « La Lune, du voyage réel aux voyages imaginaires » au Grand Palais, les photographies prises par les deux astronautes au cours de l’événement, dont on célèbre cette année le 50e anniversaire, superposent à un très riche imaginaire, forgé dès l’Antiquité, les images d’une planète inhabitable. Dans le célèbre discours de Neil Armstrong, le « grand pas pour l’humanité » vient ainsi se matérialiser dans l’empreinte d’un « petit pas » sur un sol stérile et nu. Jusque dans la conquête, la lune conserve son instabilité radicale.
« La Lune a toujours été vue de manière ambivalente, souligne Philippe Malgouyres, conservateur en chef au Département des objets d’art au Musée du Louvre, et co-commissaire de l’exposition sur la Lune avec Alexia Fabre, conservatrice en chef au MAC/Val. Elle contient sa propre déception : elle éclaire, mais ne chauffe pas, elle ne cesse de changer de forme, elle a même des taches, ce qui a justifié qu’on la compare à un fromage. » Au Grand Palais, cette ambivalence dicte l’accrochage, qui oscille entre des représentations très diverses, parfois antagonistes, du satellite terrestre. La Lune y apparaît tantôt personnifiée par la déesse Hécate aux trois visages, par Séléné ou certains dieux égyptiens, tantôt scrutée à la lunette ou au télescope, et cartographiée dans ses moindres détails. Quand Fritz Lang ou Georges Méliès y projettent des voyages foisonnants ou burlesques, Ann Veronica Janssens [voir illustration] et François Morellet l’abordent sous l’angle de la perception rétinienne. Elle figure l’inconscient, la poésie, la sorcellerie, la mort, et pourtant sa conquête constitue le triomphe de la technologie et de la rationalité. Elle est inconstante, lunatique au sens propre (ce qui lui vaut d’être féminisée), mais sert de mesure du temps dans de nombreux calendriers. Elle est expérience intime et miroir collectif, et sa luminosité froide ne peut se départir de l’ombre qui la révèle.
Cette ambivalence s’exprime dans la façon dont les artistes contemporains abordent la conquête spatiale. Tout comme le clair de lune est la projection des rayons solaires, celle-ci offre un support où se reflètent les obsessions de l’époque. La déconstruction des imaginaires dominants et la volonté d’articuler les grands récits collectifs à l’expérience individuelle alternent avec les approches artistiques et scientifiques, davantage sensibles à l’astrophysique, aux milieux artificiels ou au champ créatif ouvert par la gravité zéro. La commémoration des premiers pas de l’homme sur la Lune illustre d’ailleurs ces divergences : l’exposition « D’un soleil à l’autre », à la Base sous-marine de Bordeaux, donne lieu à des visions de l’espace bien différentes de celles avancées au Grand Palais, et l’approche retenue au festival Hors Pistes en janvier au Centre Pompidou n’est pas exactement non plus celle du festival Sidération, organisé en mars par l’Observatoire de l’espace (CNES).
Pour nombre d’artistes contemporains, la conquête spatiale fait d’abord figure d’idéologie à déconstruire. La première salle de l’exposition du Grand Palais montre ainsi combien l’épiphanie scientifique d’Appolo 11 a depuis basculé et permis de mettre en lumière celles et ceux qu’elle a laissés dans l’ombre. À cet égard, l’installation de Mircea Cantor donne d’emblée le ton : une réplique en béton d’un sol lunaire, où vient s’imprimer une empreinte de pas, rend hommage à Buzz Aldrin, l’éternel second – d’où son titre, The second step. Plus loin, une fusée rose de Sylvie Fleury [voir illustration], la photographie d’une performance où Aleksandra Mir rejoue l’événement du point de vue d’une femme, les cosmonautes vêtus de wax de Yinka Shonibare MBE ou la frêle capsule en bois de Stéphane Thidet suggèrent un continuum entre conquête spatiale, domination masculine, colonisation et crise écologique. Événement politique s’il en est, Appolo 11 semble inviter à une lecture politique, attentive à débusquer derrière le mythe de l’exploration lunaire la mise en œuvre d’une entreprise coloniale.
Cette approche critique était déjà au cœur du festival Hors Pistes au Centre Georges Pompidou. La Lune y apparaissait comme une « zone à défendre », au carrefour d’enjeux écologiques et géopolitiques. Les œuvres d’Ewen Chardronnet et du collectif Bureau d’études y soulignaient par exemple, au gré de chronologies et cartographies, ou à travers l’utopie imaginaire d’une coopérative rurale d’« astronautes autonomes » versés dans la biodynamie, les ressorts idéologiques et économiques actuels de la conquête spatiale. De son aveu, Ewen Chardronnet entend en effet « décoloniser les imaginaires spatiaux » et « réécrire une histoire très colorée par la guerre froide et la course à l’armement ». Cette approche décoloniale avait déjà été mise en œuvre dans son Mojave Épiphanie, publié en 2016 aux éditions Inculte. L’ouvrage brosse un portrait de groupe du « Suicide Squad » [l’escadron suicide en français], qui posa autour de l’ingénieur Frank Malina les fondements de l’aérospatiale américaine. Or, de l’aveu de l’auteur, cet épisode méconnu « offre une clé de lecture du XXe siècle » : le spatial se joint au militaire ; le maccarthysme et la guerre froide y éclairent la participation d’anciens nazis, dont Wernher von Braun, à l’aventure spatiale. Au Centre Pompidou, Ewen Chardronnet et Bureau d’études pointaient aussi, derrière la commémoration des premiers pas de l’homme sur la Lune, les résonances très contemporaines de l’événement. Du « new space » porté par les acteurs privés de la Silicon Valley (Elon Musk, Jeff Bezos, etc.) à la Chine, qui vient de poser un rover (astromobile) sur la face cachée de la Lune, la conquête spatiale connaît en effet un regain d’actualité, dont les enjeux économiques et idéologiques sont rarement abordés.
De manière plus surprenante, la déconstruction des imaginaires dominants de l’aventure spatiale figure aussi parmi les ambitions de l’Observatoire de l’espace, programme culturel mis en place en 2000 par le CNES. « L’histoire spatiale n’est pas seulement une grande épopée héroïque, souligne Gérard Azoulay, son directeur. Les artistes que nous soutenons cherchent à montrer que c’est aussi une histoire très humaine, avec ses hors-champ et ses acteurs secondaires. » La dernière édition de Sidération, le festival des imaginaires spatiaux, abordait par exemple sous la forme d’un pseudo-congrès de cosmologie les grands discours spatiaux. Véritable matrice des missions Apollo, celui de J-F. Kennedy en 1961 y était confronté aux manifestes écrits par Marinetti, Yves Klein et, plus récemment, par Tomas Saraceno et Eduardo Kac autour de « l’aérocène » [une utopie réaliste dans l’anthropocène] et l’apesanteur. Une manière d’opposer la sensibilité, la conscience écologique ou l’expérimentation de nouvelles formes artistiques à un imaginaire spatial très corseté par les technologies. En 2017, l’exposition « Gravité zéro » aux Abattoirs (Toulouse) procédait d’une même démarche. Cette présentation du fonds constitué par l’Observatoire de l’espace au gré de résidences et d’appels à projets abordait l’aventure spatiale à partir de récits multiples, souvent intimes, voire familiaux, et de voix minoritaires. « Ces démarches artistiques permettent à chacun de s’approprier une partie infime de cette histoire, de dire qu’on en est, pour pouvoir y rentrer, explique Gérard Azoulay.À défaut, on reste toujours spectateur, car la conquête spatiale demeure trop lointaine, et l’on ne sait pas quoi en faire. » Paradoxalement, la mise à distance opérée par les artistes grâce à l’humour, l’ironie ou le décryptage critique apparaît alors comme le meilleur gage d’une identification, partant d’une adhésion, à l’aventure spatiale.
Pour rendre sensible cette abstraction lointaine qu’est l’espace, d’autres artistes choisissent au contraire de le présenter sous son jour le plus matériel. Ainsi, à la Base sous-marine de Bordeaux, l’exposition « D’un soleil à l’autre » délaisse majoritairement le plan des récits et des imaginaires pour mieux aborder son objet en termes de perceptions visuelles et acoustiques. En témoignent les œuvres maîtresses d’Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand [voir illustration] présentées à l’entrée. Fascinés par l’astrophysique, dont ils maîtrisent parfaitement l’histoire et l’actualité grâce à leurs collaborations avec la recherche fondamentale, les deux artistes russes cherchent à en traduire visuellement les phénomènes les plus opaques. Dans ER=EPR (2010), ils éclairent – littéralement – une hypothèse récente de la physique quantique. En recréant dans un aquarium des trous noirs dont les masses tourbillonnantes sont projetées au plafond, ils offrent un spectacle hypnotique. Dans Hydrogeny (2010), ils donnent aussi à voir les réactions de l’hydrogène au contact d’une électrode et d’un rayon laser. Là encore, la matérialisation d’un phénomène physique normalement invisible fascine.
Cette herméneutique de l’espace infuse la plupart des œuvres présentées à la Base sous-marine. Stéphane Thidet y donne à entendre le « bruit » du soleil grâce à deux gongs reliés à une connexion internet, qui transmet en temps réel à des audio-transducteurs les fréquences émises par l’astre ; Étienne Rey immerge le visiteur au cœur d’un faisceau lumineux ; LAb[au] matérialise la poussière cosmique, Félicie d’Estienne d’Orves restitue le cycle de vie d’une supernova et un coucher de soleil martien… Souvent affiliées au champ très prospectif des arts numériques, leurs démarches pourraient être l’indice qu’une page se tourne, et que l’essor des nouvelles technologies ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire complexe des liens entre art et espace. Chez la plupart d’entre eux en effet, ce dernier est abordé comme un milieu physique, sinon comme un écosystème qu’il s’agit de rendre perceptible, voire de recréer in vitro. Dans leurs œuvres, se projette ainsi l’image d’un monde – le nôtre – désormais unifié, globalisé, relié par ses réseaux. Soit l’héritage le plus tangible de l’aventure spatiale.
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Les artistes à la conquête de l’espace
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°522 du 26 avril 2019, avec le titre suivant : Les artistes à la conquête de l’espace