Le marché du mobilier moderniste d’après-guerre, le plus souvent réalisé en grand nombre pour des collectivités, monte en flèche depuis une dizaine d’années, grâce au travail de 4 marchands.
Estimée tout au plus 15 000 euros, une rare table cosignée Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand s’envole à 254 400 dollars (165 000 euros) dans une vente spécialisée chez Sotheby’s à New York en décembre 2004, à côté de grosses pointures de l’Art déco. Ce modèle de 1934 édité par Thonet est rare, avec un piètement en métal laqué et un plateau en verre.
Un peu plus tôt dans la journée, la maison de ventes avait dispersé avec succès la collection Robert Rubin de mobilier Prouvé, Perriand, Le Corbusier et Jeanneret. Une paire de portes à hublots, créée par Prouvé en 1948 pour la Maison tropicale à Brazzaville au Congo, a atteint 680 000 dollars (440 000 euros), un record à l’époque pour une pièce d’architecture. Une des sept tables de bibliothèque, dessinée pour la Maison de l’étudiant à Paris en 1950-1952 par Perriand, Prouvé et André Salomon pour l’éclairage, est montée à 556 800 euros. Une table monumentale exécutée en
Inde pour le palais des Filateurs à Ahmedabad par les ateliers Le Corbusier a été adjugée 400 000 dollars (260 000 euros). Et les prix pour les sièges de Prouvé ont explosé. À commencer par un fauteuil « Kangourou » de 1951, vendu 136 800 euros. « Depuis quelques années, la popularité de Prouvé et de Perriand s’est considérablement accrue parmi les collectionneurs de design et d’art contemporain », avait alors commenté James Zemaitis, directeur international du département chez Sotheby’s.
Touchaleaume, Laffanour, Seguin et Jousse, quatre mousquetaires
Derrière cette réussite, quatre marchands parisiens : Philippe Jousse, François Laffanour, Patrick Seguin et Éric Touchaleaume. En vingt ans, ils ont collecté le mobilier réalisé pour des collectivités et administrations françaises et étrangères, réformé par elles. Ils l’ont restauré et exposé. Parallèlement, ils ont chiné auprès de particuliers les pièces historiques issues de commandes spéciales. Ils ont à présent créé une demande d’acheteurs aux quatre coins de la planète. Aujourd’hui, ces pièces sont entrées dans les plus grandes collections, de New York à Tokyo, en passant par Paris, Londres, Milan et Sydney.
« Dans les années 1980, nous avons sauvé pas mal de choses qui allaient être détruites », lance Philippe Jousse. D’abord en France. Mais aussi localisent-ils dans les années qui suivent des sites aménagés par le quatuor en Afrique noire, au Maghreb, en Inde ou encore au Brésil. Ainsi, faisant œuvre de sauveteur, Éric Touchaleaume achète il y a 25 ans un lot de six cents chaises de Prouvé provenant de la Cité universitaire internationale de Paris que l’administration avait dédaigneusement « déclassées ».
Dès la fin des années 1980, le public est initié par ces professionnels à un mobilier d’architecte novateur, d’une singulière modernité. « Grâce à l’enthousiasme d’un petit groupe de jeunes marchands, une nouvelle spécialité s’implantait sur le marché de l’art dont le formidable développement concurrençait bien vite le florissant marché de l’Art déco », témoigne Félix Marcilhac, antiquaire et expert parisien en Art déco. Pour son confrère Jean-Jacques Dutko, « les meubles d’architecte en Art déco sont devenus tellement rares. Aussi, quand je vois certaines pièces aux formes merveilleuses de Jeanneret, le plus discret des quatre, je me dis que je pourrais les exposer. » En attendant, il s’est offert pour son usage personnel un grand bureau démontable à caissons, réalisé en 1955 par Jeanneret pour la Haute Cour de Chandigarh. Cette pièce unique, acquise aux enchères pour 49 600 euros en avril dernier chez Artcurial, est destinée à son nouvel espace sur l’île Saint-Louis.
L’équation parfaite : architecture concept = collection
Pour faire connaître ce mobilier moderniste et faire évoluer les prix, ces marchands ont su capter deux types de clientèle : les amateurs de design et les collectionneurs d’art contemporain. Par leurs lignes sobres, sans fioritures, les meubles s’harmonisent avec les œuvres d’art contemporain, les mettant en valeur sans les étouffer. Un mariage qui fonctionne. Les antiquaires ont multiplié les expositions : dans leur galerie, mais aussi dans des foires internationales de design ou d’art contemporain, et dans des Salons d’antiquaires plus classiques s’ouvrant de plus en plus à l’art du xxe siècle.
Véritables commissaires d’exposition, ils vont même jusqu’à faire des présentations dans de prestigieuses galeries d’art contemporain, telle la galerie Sonnabend à New York en 2003 et 2006 ou à la galerie Gagosian de Los Angeles en 2004. Et cela marche. Les collectionneurs comme les musées accrochent.
Comment ont-ils fait pour ériger des meubles simples, conçus industriellement dans des matériaux basiques pour le plus grand nombre, au rang de pièces de collection ? « En vendant du concept », répond Cécile Verdier, spécialiste en arts décoratifs du xxe siècle, en poste chez Sotheby’s.
D’abord du concept d’architecture. En 1994, la galerie Jousse Seguin organise une exposition qui fait date : tables et chaises sont fixées aux murs, laissant voir leur structure de piètement. Il s’agit de montrer que ces créateurs ont appliqué des principes constructifs architecturaux innovants à l’échelle de leurs meubles. Le message repasse en boucle, du coup les collectionneurs tournent aussi leur regard vers les architectures et éléments d’architecture.
Le mobilier élevé au rang d’art contemporain
En 1998, la galerie Jousse Seguin monte à l’intérieur de son espace d’exposition l’auvent de la Sécurité sociale du Mans, faisant un parallèle avec les tables à piètement Compas. L’auvent est vendu au galeriste Enrico Navarra, qui l’a installé sur la Côte d’Azur comme sculpture monumentale. Pour l’exposition organisée à la galerie Carla Sozzani à Milan en 2000, la scénographie est plus classique, mais, en piqûre de rappel, est écrite en grosses lettres sur les cimaises de la galerie cette phrase de Jean Prouvé : « Il n’y a pas de différence entre la construction d’un meuble et d’une maison. »
Deuxième concept « promu » : l’art conceptuel. Les antiquaires ont su faire entrer ces meubles dans le monde de l’art contemporain en les faisant entrer en résonance avec des sculptures minimalistes. Ce sont à présent les collectionneurs qui en parlent le mieux. « Je peux vivre avec ces meubles sans que cela me pèse. Ces meubles ne sont pas “ décoratifs ”, mais leur construction est si forte que, dans l’espace, ils s’imposent comme peuvent le faire des sculptures », soutient le couturier Azzedine Alaïa qui a installé sa chambre à coucher dans une ancienne station-service de Prouvé.
Daniel Lebard, président de DLMD, voit dans l’éclairage de sa table d’architecte de Prouvé « une sorte de préfiguration d’un néon de Dan Flavin », et compare la couleur des laques de Prouvé à « de la couleur pour tôle, pour carrosserie, rendant la peinture “ conceptuelle ” ». Elle n’est pas aussi sans rappeler la façon dont Calder utilisait la couleur sur le métal de ses mobiles et stabiles.
Quand ils ne sont pas réutilisés dans des décors intérieurs de type loft, les éléments d’architecture sont voués à devenir de véritables œuvres d’art conceptuelles, cotées comme des œuvres de Donald Judd ou de Sol LeWitt. Dans la vente de la collection Touchaleaume, en avril dernier chez Artcurial, il fallait débourser 62 000 euros pour une sculpturale paire de volets verticaux profilés en aile d’avion par Le Corbusier et Jeanneret ou encore 93 000 euros pour une porte à hublots de Prouvé, du plus bel effet accrochée comme un tableau au mur.
Enfin, dernier concept mis en avant : celui de la collectivité. Acteurs de leur temps, ces créateurs ont conçu des meubles d’une modernité singulière, fabriqués à grande échelle, car l’objectif premier était de répondre à une nécessité, avec la plus stricte économie de matériaux comme principe social et impératif de construction.
La valeur commerciale de la dimension sociale
« La poétique de la nécessité. Le fait que quelque chose d’utile et de raisonnable, réalisé sans intention de plaire, puisse simultanément être beau », résume le collectionneur Rolf Fehlbaum, président de Vitra. Une suite de quatre fauteuils Easy Armchair de Jeanneret pour Chandigarh a par exemple été adjugée 19 800 euros chez Artcurial. Ce modèle a été fabriqué par milliers et quelques centaines sont sans doute en circulation.
Et si les pièces sont rares, c’est encore mieux. Petites séries, commandes spéciales, pièces uniques ou prototypes sont prisés par une élite de collectionneurs. Le marché glisse vers l’investissement, sans perdre de vue les différents aspects qui l’ont séduit.
Une première fois montré à la Fiac en 2007 par la galerie parisienne Down Town, un bureau en chêne noirci à plateau en métal inoxydable, pièce unique exécutée à la fin des années 1940 par Perriand et Jeanneret pour l’aménagement d’un hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine, a trouvé preneur six mois plus tard à la Foire de Maastricht. Trop moderne pour son époque, ce modèle n’a jamais été refait.
Autre atout majeur : sa couleur noire, rarissime pour un meuble, et toujours très appréciée des amateurs d’art contemporain. Et bien sûr, sa modernité architecturale flagrante : « Les pieds oblongs évoquent la forme des piliers en béton armé soutenant le pavillon de la Suisse de la Cité internationale universitaire à Paris, dessiné par Le Corbusier en collaboration avec Jeanneret une quinzaine d’années plus tôt », rappelle le marchand François Laffanour. Ce bureau aurait été négocié autour d’un million d’euros, soit le prix actuel en galerie pour un grand meuble rare.
Interrogé sur son dernier coup de cœur à 130 000,00 euros chez Artcurial, un rare modèle de bibliothèque en teck et tôle d’aluminium de Jeanneret pour Chandigarh, un collectionneur français fait la synthèse : « J’aime sa fonctionnalité alliée à sa sobriété, son jeu des volumes avec l’aluminium qui prend la lumière,
et le fait qu’elle fut construite pour cette ville en Inde. Son prix reste abordable. »
Moins cotée car plus rare, l’œuvre de Jeanneret est à découvrir depuis seulement deux ans, depuis que ses meubles pour Chandigarh sont offerts aux amateurs. Les prix sont en progression, avec des marges prometteuses dans les années à venir.
Il y a dans le même temps très peu de pièces de Le Corbusier sur le marché. « Les rares pièces que nous présentons à la galerie sont en particulier les pièces qui ont été conçues pour la Cité internationale universitaire de Paris, soit une applique murale et un tabouret Cube multifonction de la maison du Brésil », indique Patrick Seguin. Les acheteurs se sont donc focalisés sur Prouvé et Perriand dont l’œuvre, plus prolixe, a tiré le bénéfice d’expositions et de publications.
Chez Prouvé, les trois meubles les plus demandés sont les chaises Standard (lire encadré) ; le fauteuil Visiteur, autour de 30 000 euros la paire en vente publique, et le bahut en tôle d’acier et tôle d’aluminium, à partir de 30 000 euros pièce (45 000 euros pour sa variante Pointes de diamant). Le bureau Compas, dans sa version simple sans tiroir, est une pièce courante qui ne vaut raisonnablement pas plus de 2 000 euros aux enchères.
Pour Perriand, sont appréciés ses grandes tables en bois rectangulaires ou, plus rares, celles de forme libre pour plusieurs dizaines de milliers d’euros ; son tabouret tripode à 3 000 euros la paire et ses bibliothèques à partir de 50 000 euros, en fonction de la rareté du modèle. Par contre, ses chaises et tabourets à assise paillée, jugés trop rustiques, n’ont pas la cote. Vous ne les verrez pas tout de suite dans les magazines d’art ou de décoration.
1876-1958
Francis Jourdain
1878-1976
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1883-1950
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1891-1968
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1896-1968
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Les 4 inventeurs du modernisme
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°603 du 1 juin 2008, avec le titre suivant : Les 4 inventeurs du modernisme