La faillite de la société Enron, spécialisée dans le domaine de l’énergie, ne lèse pas seulement les petits porteurs, dont les actions sont aujourd’hui sans valeur. Elle entraîne aussi la disparition d’un mécène très généreux pour les arts, qu’il s’agisse des achats pour sa collection ou de ses dons très importants aux musées, notamment au Museum of Fine Arts de Houston, au Texas.
NEW YORK (de notre correspondant) - Tandis que la Enron Corporation envisage de vendre aux enchères des pipelines et des unités énergétiques pour se redresser, d’autres biens pourraient également tomber sous le marteau des commissaires-priseurs. À commencer par sa collection d’art, que la société avait commencé à réunir et prévoyait d’élargir. Son sort dépend des tribunaux qui contrôlent actuellement une grande partie de la gestion d’Enron. Les acquisitions récentes comprennent des sculptures de Claes Oldenburg, Martin Puryear et Donald Judd, qui pourraient toutes être cédées plusieurs millions de dollars en salle des ventes. “Il s’agit là des rares investissements de qualité jamais réalisés par la société”, a ironisé Harley Baldwin, galeriste à Aspen.
La faillite de la société devrait aussi mettre un terme à ses ambitieuses commandes à des artistes, pour un site à Houston qui faisait partie du projet d’extension de son siège social. L’une d’entre elles concernait une installation lumineuse située sur une promenade circulaire qui relie les deux bâtiments d’Enron dans le centre-ville de Houston. Elle devait être réalisée par le jeune artiste danois Olafur Eliasson.
Le second de ces bâtiments est une tour de quarante étages conçue par Cesar Pelli, l’architecte de la dernière extension en date du Museum of Modern Art de New York. Enron avait également envisagé une installation vidéo de Bill Viola pour l’un des étages commerciaux de ce même édifice. La plupart des œuvres d’art achetées par Enron devaient la rejoindre.
Directeur du département des finances chez Enron, Andrew Fastow fait aujourd’hui l’objet d’une enquête pour gestion délictueuse. Quant à son épouse, Lee Fastow, elle était directrice des acquisitions. Par ailleurs, les cadres et les directeurs de la société sont soupçonnés d’avoir vendu des titres en leur possession avant l’effondrement du cours de l’action, qui a chuté de 80 dollars à moins de un dollar. À titre privé, les époux Fastow ont également réuni une collection, tout comme d’autres cadres d’Enron, qui ont contribué à la progression du marché à Houston. Kerry Inman, galeriste de la ville, a déclaré que des ventes récentes conclues par des salariés d’Enron avaient été annulées, mais il a observé que des sociétés locales, dans le même secteur d’activité, telles Dynegy et El Paso, restaient clientes.
Lee Fastow, qui travaillait avec sa propre équipe au sein de la société, avait recruté deux experts-conseils, l’ancien directeur de la Fondation de Menil, Ned Rifkin (qui vient d’être nommé à la tête du Hirshhorn Museum and Sculpture Garden à Washington), et le conservateur du Museum of Fine Arts (MFA) de Houston, Barry Walker. Kenneth Lay, le fondateur de la société, participait avec enthousiasme aux réunions où l’on discutait des projets artistiques, se rappelle Barry Walker.
Sandra Gering, qui vend dans sa galerie de Chelsea des œuvres de John F. Simon, Matthew McCaslin et Xavier Veilhan, figure parmi les marchands new-yorkais ayant été en contact avec Lee Fastow. Elle a confirmé qu’après avoir vendu aux Fastow une œuvre de 50 000 dollars, signée d’un artiste qui avait été exposé dans “Bitstreams”, l’exposition du Whitney Museum inspirée de la révolution numérique et cybernétique, elle a “malheureusement” acheté quelques actions Enron.
Lee Fastow “était vraiment le cerveau qui dirigeait la collection”, explique Sandra Gering. Par rapport à ses collègues, son goût la portait davantage vers la création la plus contemporaine, et cette orientation tendait à s’imposer au sein de l’entreprise. “Ils ont pris plus de risques. Ils étaient vraiment sur la brèche”, souligne Sandra Gering qui s’apprêtait à vendre des pièces à la société avant qu’elle ne s’écroule.
Des œuvres avaient également été achetées dans les ventes aux enchères, une démarche atypique pour une entreprise. L’année dernière, Enron a ainsi acquis une sculpture de Martin Puryear chez Sotheby’s et une autre de Claes Oldenburg datant de 1967, Soft Light Switches. Ces deux œuvres étaient destinées au nouveau bâtiment, mais, en raison des retards dans la construction, elles n’ont jamais été installées. Les musées sont entrés en lice en vue de les exposer. La sculpture de Puryear a rejoint la Fondation de Menil, où, comme l’a expliqué Ned Rifkin, elle est exposée avec des peintures de Rothko. Celle d’Oldenburg est prêtée au MFA de Houston. Les conservateurs des deux institutions ont rejeté l’insinuation selon laquelle ces prêts seraient un échange de bons procédés en remerciement de services rendus, ou auraient pour vocation de faire monter la cote d’un bienfaiteur local en exposant ses œuvres au musée. “Si nous n’avions pas exposé l’Oldenburg, l’œuvre aurait tout simplement été stockée dans un entrepôt”, a déclaré Barry Walker. Personne n’a voulu dire, dans chacun des deux musées, si l’institution avait l’intention d’acheter les œuvres prêtées.
Les musées pénalisés
Regrettable pour le marché de l’art, l’effondrement d’Enron est catastrophique pour les institutions culturelles de Houston. Même si elle a contribué à la campagne présidentielle de George W. Bush, Enron a soutenu les arts dans toute la ville de Houston, par des largesses dignes de celles de l’État du Texas. L’année dernière, la société a fait don de 12 millions de dollars aux œuvres caritatives locales, soit 1 % environ de ses revenus nets avant impôts qui s’élèvent à 110 milliards de dollars. Enron a parrainé des expositions au MFA de Houston, consacrées notamment à la “Guerre des Étoiles”, mais aussi aux bijoux russes, aux arts décoratifs et à l’archéologie chinoise. Lors de la dernière campagne de collecte de fonds du MFA, elle a apporté une importante contribution. Enron a également financé la rétrospective “Yoko Ono”, au Contemporary Art Museum de Houston, et appuyé financièrement la rétrospective “Frank Gehry” au Guggenheim Museum de New York au printemps dernier. La société a sombré avant que Thomas Krens ait pu l’inclure dans la liste de ses grands mécènes d’entreprise. “Le Guggenheim sera-t-il le prochain Enron ?” Quelques-uns se posent la question.
Directeur du MFA de Houston, Peter Marzio, sans chercher à justifier les agissements présumés de la société, déplore naturellement ses déboires financiers. “Ils comptaient parmi les donateurs les plus extraordinairement généreux, même pour ce qui concerne les fonds d’exploitation, l’argent le plus difficile à trouver. Jusqu’à aujourd’hui, ils représentaient l’entreprise mécène idéale.” Une telle compassion se fait rare à présent parmi les anciens employés et les actionnaires de la société, dont la famille Belfer, bienfaiteurs du Metropolitan Museum of Art, qui aurait perdu 2 milliards de dollars avec l’effondrement d’Enron. “Le seul espoir est que leur engagement soit relayé par une société qui ait le même sens de la responsabilité vis-à-vis de la communauté, estime Peter Marzio. Une entreprise n’a pas pour vocation de donner de l’argent.”
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Le spectre de la faillite
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : Le spectre de la faillite