L’époque romane est celle du triomphe du chapiteau. Cette sculpture possède trois fonctions principales : liturgique, d’affirmation de la doctrine, et enfin décorative.
Plus que l’architecture ou la peinture, la sculpture romane souffre, aujourd’hui encore, d’être d’abord une catégorisation arbitraire et par défaut. Est considérée comme romane une sculpture qui n’est plus carolingienne (ou ottonienne, c’est selon) et qui n’est pas encore gothique. Du côté des origines, le problème a longtemps paru simple, notamment en France. L’époque carolingienne ignorant pratiquement la sculpture monumentale sur pierre ou sur bois, la réapparition, dans les dernières décennies du Xe siècle et les premières années du XIe siècle, de ces deux pratiques semblait suffire à caractériser la naissance de la sculpture romane. L’art de la fin de l’époque carolingienne était jusqu’alors moins connu que celui du temps de Charlemagne et de ses fils, et pour l’essentiel encore victime de la propagande lancée par les premiers Capétiens qui en faisait une époque de décadence. Le large mouvement de réappréciation dont il a été l’objet ces dernières années, la mise en évidence, notamment grâce à la récente exposition sur le stuc organisée par le Musée Sainte-Croix à Poitiers (1), de l’existence d’une pratique carolingienne du décor monumental, ont bouleversé notre approche de cette époque de transition. C’est certainement moins à cause d’une absence de pratique qu’en raison de problèmes de conservation que la sculpture carolingienne tardive nous échappe aujourd’hui, et que des œuvres comme les sculptures de la cathédrale Saint-Bénigne à Dijon ou les premières sculptures de l’abbaye de Jumièges (Seine-Maritime) semblent se placer dans la continuité formelle du siècle précédent même si elle opère une indéniable rupture fonctionnelle.
Césure stylistique
À l’autre extrémité du spectre chronologique, la question du passage du roman au gothique apparaît au moins aussi complexe, d’autant que la définition même de la sculpture gothique se révèle variable.
En France, elle est d’abord stylistique et repose sur une nouvelle approche de la sculpture monumentale qui, après les grands monuments fondateurs parisiens (Saint-Denis, le chœur de Saint-Germain-des-Prés), voit, dans les grandes cathédrales du domaine royal, se mettre en place un nouveau rapport, notamment à travers la statue-colonne, située entre architecture et sculpture. Dans nombre d’autres pays, on opte pour une césure chronologique le plus souvent placée en 1200. Tout arbitraire qu’elle soit – car bien souvent, des sculptures antérieures à cette date apparaissent participer pleinement de l’esprit nouveau apparu en Île-de-France vers 1140, quand des sculptures du XIIIe siècle présentent encore toutes les caractéristiques que l’on prête généralement au roman –, cette conception a pour elle une simplicité, source d’un grand confort intellectuel, qui, au même titre que l’idée que l’arc en plein cintre est roman et l’arc brisé, gothique, lui garantit un succès durable.
Face à tant de doutes, nombre d’historiens de l’art, se situant plus ou moins directement dans la lignée d’Henri Focillon pour lequel le gothique était un courant de l’art roman qui avait réussi, se détachent des catégorisations traditionnelles, abandonnent les termes de roman et de gothique et classent les sculptures par siècle. Il semble pourtant bien aujourd’hui que l’on peut parler d’une spécificité de la sculpture romane et définir celle-ci non seulement par défaut, mais bien en fonction de sa nature propre.
De prime abord, la diversité de la sculpture romane, faite de pratiques régionales extrêmement dissemblables, semble s’opposer à une telle définition. Néanmoins, des points communs existent. L’époque romane est tout d’abord celle du triomphe du chapiteau. Historié ou décoratif, il joue un rôle dans l’architecture qu’il n’a pas connu auparavant – l’époque carolingienne ayant une prédilection pour le chapiteau cubique peint –, et qu’il perd ensuite, la course vers la hauteur et la disparition du mur de l’architecture gothique le repoussant à la marge des monuments. Les motifs ornementaux, qu’ils soient végétaux ou fantastiques, sont inspirés de ceux de l’Antiquité ou, parfois, de l’Orient, connus notamment à travers la circulation des tissus. Comme les personnages des scènes historiées, ils sont repris d’une église à l’autre, circulant grâce à des carnets de modèles.
L’époque romane est aussi celle qui voit naître une autre pratique monumentale que reprendra largement l’époque gothique, le portail. Celui-ci n’était pas nécessairement sculpté et, parallèlement aux premiers portails monumentaux en relief, on voit apparaître des portails peints ou de mosaïque qui ont été moins bien conservés. Des simples linteaux des églises catalanes du premier tiers du XIe siècle aux gigantesques ensembles du Midi, de Bourgogne ou encore du nord de l’Espagne dans la première moitié du XIe siècle, on observe un changement d’échelle, certes, mais non de fonction : marquer solennellement l’entrée de l’église, la différence entre le monde profane et le lieu du sacré.
Quelle était la fonction de cette débauche de décor sculpté, que l’on retrouvait aussi à l’intérieur, avec les œuvres de bois, même si les hasards de la conservation ne nous permettent pas d’en juger avec autant d’intensité ? Une bible illustrée destinée à l’éducation des paysans illettrés, comme le veut une certaine tradition empreinte de romantisme ? Dans certains cas précis, peut-être, mais le plus souvent, ces décors se trouvaient dans des emplacements inaccessibles aux fidèles, ainsi des chapiteaux, dont les plus significatifs proviennent généralement de cloîtres ou de sanctuaires, réservés au clergé, de même que certains des grands portails servaient d’accès aux moines et non aux fidèles. Ce décor était-il lié à la pastorale anti-hérétique ? Notre appréhension de la réalité des hérésies avant l’explosion cathare et albigeoise de la fin du XIIe siècle est pour le moins difficile, mais ces courants, souvent plus hétérodoxes qu’à proprement parler hérétiques, semblent être restés très localisés à l’époque romane. Plus simplement, les sculptures semblent avoir eu trois fonctions principales : liturgiques, qu’il s’agisse des monumentaux crucifix ou des Descentes de croix d’Auvergne, d’Italie ou d’Espagne ; d’affirmation de la doctrine (mais à destination du clergé davantage que des fidèles en un temps où, de réforme clunisienne en réforme grégorienne, théologie et liturgie évoluent rapidement), et aussi, dans nombre de cas, décorative. L’époque romane n’ignore ni la notion d’art, ni celle du Beau et, au grand dam de saint Bernard, c’est cela aussi, et peut-être d’abord, que recherche sa sculpture.
(1) « Le stuc, visage oublié de la sculpture médiévale », 16 septembre 2004-16 janvier 2005.
Xavier Dectot, Sculptures des XIe-XIIe siècles. Roman et premier art gothique, catalogue du Musée national du Moyen Âge – Thermes de Cluny, éditions RMN, Paris, 2005, 224 p., 85 euros.
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Le roman en formes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°211 du 18 mars 2005, avec le titre suivant : Le roman en formes