Le Qatar souhaite devenir la capitale culturelle du golfe Persique. Très actif sur le marché, le cheikh Saud Al-Thani est chargé de réunir les collections des cinq musées en construction.
DOHA - Peu avant l’ouverture officielle de la foire Tefaf à Maastricht, alors que tous les marchands se tenaient prêts à accueillir les clients sur leurs stands, l’un des organisateurs du salon accompagnait une fine silhouette à lunettes pour une visite particulière. Tandis que l’amateur examinait un cabinet du XVIe siècle, une pièce antique ou un masque tribal, les chuchotements s’élevaient sur son passage, son identité étant connue de tous : il s’agissait du cheikh Saud Al-Thani, cousin de l’émir du Qatar, le collectionneur le plus actif et le plus dépensier au monde.
Depuis une dizaine d’années, le cheikh Saud se déplace telle une tornade à travers le marché, achetant à un rythme effréné dans tous les domaines : antiquités égyptiennes et romaines, textiles, pierres précieuses et bijoux, gravures d’histoire naturelle, fossiles et défenses de narval, bibliothèques entières, photographies et anciens appareils photo, mobilier français du XVIIe siècle et Art déco, sculptures, bicyclettes et automobiles anciennes...
La plupart de ces œuvres sont destinées aux musées en construction à Doha, la capitale de l’émirat du Qatar, État de la péninsule arabique modeste par la taille mais impressionnant par la richesse. D’ici quelques années, la ville deviendra le centre culturel et éducatif de toute la région du golfe Persique avec au moins cinq nouveaux musées dessinés par des architectes de renommée mondiale comme I. M. Pei et Santiago Calatrava. En sa qualité de président du Conseil national pour les arts, la culture et le patrimoine du Qatar, Cheikh Saud est responsable de la constitution des collections : chaque fois qu’un prix exorbitant est atteint aux enchères, le cheikh est inévitablement soupçonné d’être l’acquéreur.
Entièrement autodidacte
Si les programmes des musées et de leurs collections sont longtemps restés mystérieux – à l’exception des noms des architectes –, quelques zones d’ombre ont, depuis, été éclaircies. Ces trois dernières années, une sélection d’objets du futur Musée d’art islamique a été exposée dans le cadre du Festival de la culture de Doha. Cette année, l’exposition « Soie et ivoire », qui a présenté 32 pièces de février à mars, laissait augurer de la qualité des collections des futurs musées. Au même moment, les plans détaillés des bâtiments étaient révélés au public.
C’est à l’occasion de la visite de cette exposition que nous avons pu rencontrer le cheikh Saud, dans sa propriété familiale Al-Wabra, à une trentaine de minutes en voiture de Doha. Située dans une plaine désertique qui forme la péninsule du Qatar, Al-Wabra a été transformée par le cheikh en un centre de protection des animaux où il élève des espèces sauvages menacées, plus particulièrement des oiseaux et des gazelles. Une clinique vétérinaire, un centre de conférences et des résidences pour les 120 employés sont actuellement en construction. Si les dirigeants du Moyen-Orient ont toujours entretenu des ménageries de gazelles, de guépards et d’antilopes, Al-Wabra développe un programme précis. Le cheikh contribue par ailleurs à d’autres programmes de conservation à travers le monde, s’étant même fait tirer dessus en Somalie (alors déchirée par la guerre), au cours d’une mission pour sauver les antilopes de Beria, menacées d’extinction.
Le cheikh, qui approche la quarantaine, est le cousin germain de l’émir, Cheikh Hamad ben Khalifa Al-Thani, arrivé au pouvoir en 1995 après avoir, sans heurts, détrôné son père. Cheikh Hamad a contribué au renouveau progressif des mentalités dans son petit État. L’émir détient le pouvoir absolu au Qatar, aussi dispose-t-il comme bon lui semble des revenus du pétrole et du gaz. Avec d’un côté l’esprit ultracommercial de Dubaï et de l’autre celui ultraconservateur de l’Arabie saoudite, le Qatar a choisi la voie de l’éducation et de la culture. L’épouse de l’émir, Cheikha Mouzah, dirige la Fondation pour l’éducation, la science et le développement de la communauté. Digne, réservé mais plaisant, Cheikh Saud est vêtu du costume arabe traditionnel, une longue robe blanche, les manches tenues par de simples boutons de manchettes en argent. Il porte un foulard blanc retenu par un serre-tête noir et, de temps en temps, joue avec un komboloï de corail. D’aucuns auraient pu s’attendre à voir un collectionneur fiévreux et impatient, investi dans une multitude de projets. Il semble au contraire calme et serein. Éduqué à Doha et en Égypte, il est entièrement autodidacte en matière d’histoire de l’art. Les marchands dans la plupart des domaines sont cependant unanimes : en dépit de son manque de formation traditionnelle, le cheikh dispose d’une extraordinaire mémoire visuelle, de grandes connaissances, et possède un « œil » excellent. « Il a plus appris en deux ans que beaucoup en quinze », confie un marchand d’art antique.
Sous l’influence de l’émir, le Qatar entre dans une nouvelle ère, comme l’explique le cheikh : « Sa Majesté l’Émir change beaucoup de choses, en particulier dans les domaines de la culture et de l’éducation, et même du divertissement. Il souhaite que les gens comprennent ce qui est bon ou mauvais, ce qui est ancien ou récent lorsqu’ils vont dans un musée. Il ne veut pas d’un musée chargé d’académisme, mais un lieu d’appréciation. Ici au Qatar, notre Histoire est pauvre. Nous ne possédons pas d’objets islamiques comme l’Égypte ou la Turquie, aussi collectionnons-nous autant que nous pouvons. Le gouvernement souhaite améliorer la culture. Pas à pas, nous voulons devenir une ville très cultivée. »
La devise du cheikh pourrait être « rien que le meilleur », ce qui se reflète dans toutes ses décisions, des architectes qu’il a choisis aux objets qu’il a achetés. « Je me fie aux chefs-d’œuvre, dit-il. Les objets issus d’une église importante, d’une famille influente ou d’une grande collection m’intéressent énormément, ils ont une histoire et une provenance. Vous pouvez les obtenir dans les meilleures conditions imaginables et ils ne présentent aucun problème d’authenticité. » Puis : « Je souhaite que les visiteurs voient soit le meilleur soit rien du tout. C’est une manière de m’assurer que mon successeur poursuivra les acquisitions de qualité. J’impose un degré d’exigence. » Que cet homme d’à peine 40 ans fasse déjà allusion à son successeur prouve qu’il est conscient du caractère titanesque de sa mission et de la question de sa perpétuation.
L’acquisition de collections entières
Le cheikh s’est donc sagement entouré de conseillers, parmi lesquels des conservateurs tels Oliver Watson, du département islamique du Victoria & Albert Museum à Londres, et Hubert Bari, du Muséum d’histoire naturelle à Paris, tous deux déjà en poste à Doha. « Notre objectif est d’obtenir la plus grande qualité, et nous devons pouvoir en juger de nos yeux, insiste-t-il. Ensuite, en ce qui concerne l’authenticité et la provenance, nous disposons de conservateurs et de sources à qui nous pouvons faire appel. » L’un de ces spécialistes est Michael Franses, le marchand de textile londonien organisateur de l’exposition « Soie et ivoire ». Celui-ci relate comment Cheikh Saud lui a demandé une liste des plus belles pièces présentes dans les collections privées, afin de les étudier et tenter si possible de les acheter. Le cheikh a parfois fait l’acquisition de collections entières, tel l’ensemble Bokelberg de photographies historiques, estimé à 15 millions de dollars (13 millions d’euros), ou la collection Spira d’appareils photo anciens.
Mais c’est lors de ventes aux enchères que Cheikh Saud crée l’événement, même s’il est rarement identifié. Il avoue être souvent victime de la fièvre des enchères et, lorsqu’il veut quelque chose, pouvoir dépenser des sommes astronomiques dépassant largement les estimations. « Il est parfois très enthousiaste lors des ventes et il est difficile d’imaginer que quelqu’un puisse lui faire de l’ombre », confie un marchand. Son achat de la moitié des lots de la vente de photographies Jammes chez Sotheby’s à Londres le 27 octobre 1999 lui aurait coûté 6 millions de dollars (37,2 millions de francs de l’époque), dont 507 500 livres sterling (5,2 millions de francs) pour la Grande vague, Sète, de Gustave Le Gray. À Paris, il a emporté les tissus coptes et les céramiques Iznik de la collection Kelekian chez Boisgirard à Drouot le 18 juin 2001. Sa passion pour les animaux se reflète dans son acquisition de deux importantes pièces de métallurgie islamique occidentale : une biche de Cordoue du Xe siècle, vendue 3,6 millions de livres en 1997 (34,2 millions de francs), et un paon, vendu en 2003 pour 900 000 livres (1,3 million d’euros). Il a également acheté la première édition des Oiseaux d’Amérique de John James Audubon, provenant de la collection du marquis of Bute, chez Christie’s à New York le 10 mars 2000 pour 8,8 millions de dollars (59,7 millions de francs), un exemplaire des Roses de Pierre Joseph Redouté mais aussi quelques-uns des plus anciens textes existants en arabe. Plus récemment, il s’est offert le superbe rondeau de la Renaissance fraîchement redécouvert pour 6,9 millions de livres (9,8 millions d’euros) chez Christie’s en décembre 2003. « Je n’ai pas l’impression de devoir me battre pour chaque objet, dit-il, mais quand un chef-d’œuvre arrive sur le marché, il n’est jamais trop cher. J’ai raté un objet de cette manière, à cause du prix, maintenant il est ailleurs et je ne le posséderai jamais. »
Palais futuriste
Une partie des collections est conservée dans des entrepôts situés au cœur même de la propriété. La visite de ces magasins, garnis du sol au plafond, est une expérience hors du commun. Les étiquettes des maisons de ventes et des marchands recouvrent encore beaucoup d’objets. Une statue d’une demeure anglaise se dresse aux côtés d’un bronze du Bernin et d’une coupe en verre romain du IIIe siècle avant J.-C., l’une des plus belles pièces de verre romain au monde vendue par le British Rail Pension Fund chez Sotheby’s en 1997. Dans un état de conservation surprenant, un tapis sassanide aux couleurs vives orne le mur tout près des antiquités égyptiennes alignées sur les étagères. Le cheikh Saud est un passionné de la 18e dynastie et d’Akhenaton, le pharaon auquel il ressemble étrangement. Les spécialistes égyptiens admettent même que ses connaissances en la matière sont remarquables.
Un portrait du maharadjah d’Indore, par Boutet de Monvel, trône au-dessus du lit Art déco, lui-même encadré de deux gigantesques bibliothèques, le tout signé Ruhlmann. Le cheikh possède de nombreuses pièces Art déco vendues aux enchères en 1980 et provenant du palais du Maharadjah – l’une de ses grandes influences. Elles seraient destinées à sa prochaine demeure, un palais futuriste conçu par le Japonais Arata Isozaki, dont la maquette gît sur le sol de l’entrepôt. Semblable à une soucoupe volante argentée, la structure est entourée d’une longue rampe menant à de larges cubes en verre où des voitures et autres objets seront exposés ; sous un dôme en verre s’étendra une piscine, qui serait dessinée par David Hockney à la demande du cheikh.
Un entrepôt entier est consacré aux spécimens d’histoire naturelle, notamment des fossiles de très grande qualité, des troncs d’arbre pétrifiés et jusqu’au squelette complet d’un dinosaure. La collection de pierres précieuses se révèle quant à elle capable de rivaliser avec celle du sultan de Brunei (1). La bibliothèque d’histoire naturelle – une des meilleures au monde aux yeux des spécialistes – se trouve à l’abri dans une salle à l’atmosphère contrôlée. Le cheikh Saud a eu affaire à l’État français à propos du Traité général des pesches (1769), une somme de 1 331 dessins originaux d’une grande rareté de Duhamel du Monceau, qu’il a emportée aux enchères pour 3,1 millions de francs chez Claude Aguttes, à Neuilly-sur-Seine, le 10 octobre 2001. Le gouvernement français lui en ayant refusé le certificat d’exportation, il est vraisemblable qu’un musée français bénéficiera d’un prêt à long terme du manuscrit. Concernant les problèmes liés à l’exportation, le cheikh « essaye de les éviter » : « Je ne recherche pas les choses qui pourraient ne pas être exportables et, s’il y a une difficulté subséquente, je donne l’œuvre au pays. Je viens juste de rendre plusieurs objets à l’Égypte. »
Devant sa gigantesque collection de photographies, il se livre : « J’aime l’art de la photographie, et la lumière sur certains clichés est si belle, par exemple dans la Grande vague, Sète, de Le Gray. J’ai également une grande collection de lentilles et d’appareils photo. Je considère les lentilles comme des sculptures. J’ai aussi acheté le daguerréotype – Le Temple de Jupiter à Athènes, de Girault de Prangey, qui a établi un nouveau record pour une photographie en 2003 à 565 250 livres (environ 817 300 euros) – pour ma propre collection. »
L’absence notable de tableaux, de peinture ancienne ou impressionnistes, n’est néanmoins pas due à l’impossibilité de constituer une collection de premier ordre dans ce domaine : « Je suis plus intéressé par les objets, je ne suis pas passionné par les grandes choses. J’aime les petites pièces. J’ai besoin de les sentir, d’être capable de les tenir entre mes mains. » Où s’arrête la collection privée et où commence la collection publique ? Cheikh Saud est extrêmement riche, ainsi achète-t-il à la fois pour les musées nationaux et pour lui-même : « Je me concentre sur l’histoire naturelle, mon passe-temps de toujours qui se reflète dans le programme d’éducation. »
Et comment ses concitoyens jugent-ils ses collections ? « Ma famille pense que je suis fou, admet-il, il ne faut pas oublier que le Qatar est petit, et il n’y a pas plus de 100 000 ou 120 000 Qataris. Je dois prendre en considération ce que les gens pensent. » Mais la vision du cheikh semble bien plus large que celle entretenue actuellement dans l’opinion publique. « D’ici à une génération, espère le cheikh, le Qatar aura ses propres experts et ses propres musées excellant dans diverses spécialités ! »
(1) une partie de la collection a été montrée lors de l’exposition « Diamants » au Muséum d’histoire naturelle à Paris du 10 mars au 29 juillet 2001.
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Le Qatar du futur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°191 du 16 avril 2004, avec le titre suivant : Le Qatar du futur