Walter - Van Gogh

Le prix du mépris

Leçons d’une affaire qui pourrait coûter fort cher à l’État

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1994 - 901 mots

Comment un tableau que l’État aurait pu acheter 11 millions de francs il y a treize ans pourrait, dans une hypothèse extrême, coûter 345 millions de francs aux contribuables, s’il entrait dans les collections publiques par dation.

PARIS - La Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 4 juillet, a tranché l’affaire du classement du Jardin à Auvers de Van Gogh, qui avait valu à l’État une lourde sanction par un tribunal d’instance de Paris le 22 mars. Celui-ci avait condamné l’État à payer 422 187 963 francs – une somme sans précédent – à Jacques Walter, propriétaire de l’œuvre classée le 28 juillet 1989, et donc interdite de sortie du territoire (JdA n° 2, avril).

La Cour a confirmé le principe de l’indemnisation, mais a réduit le montant à payer par l’État à 145 millions de francs. Pour éviter les querelles d’experts, elle a pris comme base de référence la valeur mentionnée par M. Walter lors d’une demande d’exportation introduite peu avant la décision de classement, 200 millions de francs. La décision de la Cour est exécutoire. Même si l’administration a formé un pourvoi devant la Cour de cassation, l’État doit payer..


L’addition est élevée, si l’on songe que le tableau a été acheté 15 millions d’anciens francs en 1955 (soit environ 200 000 francs de nos jours) et, qu’en décembre 1981, le propriétaire avait demandé son exportation sur la base d’une valeur de 6 millions de francs (soit environ 11 millions de francs actuels). L’État aurait pu alors l’acquérir à ce prix ! Mais nul ne pouvait, sans doute, prévoir à l’époque la vertigineuse ascension des prix des tableaux modernes, et tout particulièrement des œuvres de Van Gogh.

En faisant les comptes, et un peu de fiction, on pourrait craindre que la facture ne s’alourdisse encore. En effet, l’actuel propriétaire du tableau, le banquier Jean-Marc Vernes, qui l’a acquis 55 millions il y a 2 ans à Drouot, pourrait fort bien proposer une dation pour régler ses droits de succession. Si l’administration comptabilisait la valeur du Jardin à Auvers sur la base, logique, fixée par la Cour d’appel Compte-tenu du non-encaissement des droits de succession, la note s’élèverait alors à 345 millions de francs.

L’affaire a été laissée sans maître
Puisque tout cela risque de coûter fort cher, autant en tirer les leçons. La première est sans doute que l’administration paye son mépris pour le marché. Convaincus de leur mission d’intérêt général, les représentants de l’État n’ont pas pris en compte les droits également légitimes des propriétaires. Il est vrai que la justice ne leur a pas toujours rappelé les droits des possesseurs, les arrêts du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ayant pu donner le sentiment que l’intérêt général – au sens de l’intérêt de l’État – primait systématiquement.

Ainsi en a-t-il été dans cette affaire, comme dans l’affaire de la collection de voitures Schlumpf. Rassurée par cette jurisprudence, l’administration n’a pas fait la "part du feu". Ainsi, le pourvoi de l’administration contre l’arrêt d’appel ayant condamné l’État dans l’affaire Schlumpf a-t-il indirectement posé les bases qui ont permis aux conseils de Monsieur Walter de préparer leur argumentation. L’administration n’a pas véritablement pris au sérieux la cause dans laquelle elle se trouvait entraînée.

En conséquence, l’affaire a manifestement été laissée sans maître, dans une inaction aggravée par les antagonismes traditionnels entre la direction du patrimoine et la direction des musées de France, la première ayant pour objectif premier de conserver les œuvres en France, même en mains privées, la seconde visant davantage l’enrichissement des collections publiques y compris grâce aux moyens de négociation offerts par les interdictions de sortie.

La deuxième leçon est sans doute qu’il ne faut pas tomber d’un excès dans l’autre. Si cette jurisprudence sanctionne une certaine désinvolture de l’État, peut-être s’inscrit-elle aussi dans le retour des idées libérales, déjà inscrites en partie dans le nouveau dispositif français de contrôle des échanges de biens culturels.

Le marché doit faire preuve de responsabilité
Mais le marché, qui a ainsi obtenu satisfaction sur certaines de ses revendications, doit sur ce point avoir le triomphe modeste et faire lui aussi preuve de responsabilité. En effet la décision prise dans l’affaire Walter risque de paralyser toute initiative publique de sauvegarde du patrimoine mobilier. Les conservateurs, qui hésitent à proposer le classement, hésiteront aussi à faire vivre la procédure du certificat qui, malgré ses imperfections, marque un progrès. Le risque est d’enfermer l’État dans le tout ou rien, avec la tentation d’un retour à la "belle époque" du droit régalien.

Évidemment, l’idéal serait de donner à l’administration des moyens financiers accrus pour opérer normalement sur le marché. Les circonstances ne permettent pas de nourrir de tels espoirs, et il est significatif que les propositions du projet de loi sur les musées visant à supprimer l’indemnisation du classement en échange d’allégements fiscaux aient été rejetées par Bercy. Et si un projet de loterie inspiré du système anglais permettait de générer des recettes, ne seraient-elles pas rapidement absorbées par les besoins généraux de l’État ?

Il n’y a pas de solution miracle. En quelque sorte, l’affaire Walter invite les professionnels à se montrer plus responsables et plus imaginatifs, et dans un premier temps à ne pas agir comme ils ont souvent reproché à certains fonctionnaires de le faire : en ignorant les intérêts de leurs interlocuteurs. Faute de quoi, ils risqueront à leur tour de payer le prix du mépris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°7 du 1 octobre 1994, avec le titre suivant : Le prix du mépris

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