L’ex-patron de Cartier ne mâche pas ses mots. Ses observations sur la société sont décapantes. Entretien avec un passionné d’art contemporain qui sait de quoi il parle et n’hésite pas à s’engager.
Il est l’homme du développement international de Cartier, le premier à avoir défini la notion de luxe moderne, celui qui a développé la gamme des Must : briquets, maroquinerie, horlogerie, stylos, foulards, lunettes, parfums, arts de la table. Collectionneur d’art, il a créé en 1984 la fondation Cartier pour l’art contemporain, hommage à la création vivante et vecteur d’image forte pour son entreprise.
Aujourd’hui administrateur de la compagnie financière Richemont, il se partage entre Londres où il vit, Cahors où il a son château viticole de Lagrezette, et Paris où se trouvent son bureau parisien, la fondation Cartier et le musée du Jeu de Paume dont il est président.
Vous œuvrez depuis plus de 20 ans pour éveiller les Français à l’art contemporain. De quoi êtes-vous fier et qu’est-ce qui vous rend insatisfait ?
Je suis fier de tout, insatisfait de rien. La fondation Cartier est un exemple réussi de mécénat d’entreprise. Mais quand je vois ce qui se passe avec la fondation Pinault, laquelle a dû abandonner Boulogne au profit de Venise, je me dis que si c’était à refaire je ne retenterais pas cette expérience.
Ce pays devient impraticable, inquiétant. Ce qui était possible il y a 20 ans ne l’est plus aujourd’hui. On observe une régression dans le mécénat, pas du fait des entreprises mais à cause de la lourdeur grandissante d’une administration tatillonne. En 1986 j’ai préparé la loi sur le mécénat, une loi simple, attractive. Mais à présent la manière dont on l’applique éloigne les candidats car la maladie de la France c’est que chaque ministre veut imprimer sa marque et superpose son empreinte, rendant la loi « imbitable ». Le rôle des entreprises est de s’impliquer dans la société civile mais elles le feront si on leur fiche la paix.
Est-ce que cela explique aussi que la France ait reculé autant en matière d’art, avec l’absence de nos artistes sur l’échiquier mondial ?
Oui tout est lié. Nous avons de très bons artistes mais pas de très grands marchands, car il est plus compliqué de pratiquer des métiers de commerce en France. Il faut beaucoup de trésorerie pour être marchand d’art et on est régulièrement visité par les gars de Bercy. Je l’ai vécu, leur manège peut durer 20 ans.
L’art contemporain en France est malade, je voulais faire quelque chose pour lui. Mais la réglementation est vieille comme la France. Aux États-Unis et en Angleterre, il y a une liberté qui facilite la promotion des artistes. C’est plus facile là-bas de créer un star système, de fabriquer un numéro 1 mondial de toutes pièces. En Angleterre où je vis, il existe une véritable économie autour de l’art.
Vous dites souvent qu’il faut que l’art se balade, mais les expositions de la fondation Cartier ne tournent-elles pas plus à l’étranger qu’en France ?
Il faut faire vivre l’art en effet. Nos expositions circulent en France, j’ai la fibre nationale. Comme elles sont bien, on nous les demande beaucoup et partout. Nous prêtons beaucoup d’œuvres au monde entier, c’est même l’une de nos grosses activités.
Alors que vous êtes un homme d’affaires très occupé, vous avez accepté d’être président du musée du Jeu de Paume, pourquoi ?
J’apprécie la manière dont Régis Durand dirige l’activité d’exposition, très proche des techniques de la fondation Cartier. Il considère le musée du Jeu de Paume comme un outil de promotion des jeunes artistes. Au Jeu de Paume comme à la fondation Cartier nous nous appuyons sur des valeurs sûres de l’art pour présenter au public des recherches nouvelles. D’autre part j’ai une vieille amitié pour Renaud Donnedieu de Vabres.
Vous qui avez fait beaucoup pour démocratiser l’art contemporain, en multipliant les ateliers pédagogiques, en mêlant artistes confirmés et jeunes talents, en proposant des Soirées nomades ouvertes sur d’autres disciplines artistiques, comment expliquez-vous la désaffection du grand public ?
Il faut laisser une grande liberté aux gens, liberté d’expression et de collection ; ils ne sont pas obligés d’aimer. La fondation Cartier s’adresse à beaucoup plus de monde aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Nous accueillons 220 000 visiteurs par an, le Jeu de Paume que je préside 225 000, Beaubourg 1,2 million, il faut aussi ajouter les entrées du Palais de Tokyo. Avec la province, l’art contemporain réunit plus de 3 millions de personnes par an.
Je pense que l’art ne doit pas se cantonner à la peinture, à la photo, à la vidéo, aux installations. J’ai été très heureux d’accueillir les couturiers Jean Paul Gaultier ou Issey Miyake à la Fondation, ou encore d’avoir ouvert celle-ci au design automobile avec Enzo Ferrari.
L’architecture aussi exprime une sensibilité artistique : Jean Nouvel qui a conçu l’immeuble transparent de la Fondation, c’est un artiste ou un architecte ? J’estime que les uns et les autres participent à la création de leur époque. Notre rôle est d’en faire profiter la société, et de faire avancer la création. L’art est dans beaucoup plus d’endroits qu’on ne le croit, ce n’est pas un domaine réservé aux artistes.
Le fait de lier les artistes de diverses générations en mettant en scène des œuvres contemporaines dans des monuments historiques, est une initiative qui devrait vous plaire ?
Oui, ces expositions intitulées « Les Visiteurs » sont une bonne chose. D’ailleurs je rend hommage au ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres qui bouge plutôt un peu plus que les autres. L’art contemporain ne doit pas être « inoculé » de force. Être pédagogue est indispensable. Le danger dans l’hexagone est que l’art contemporain reste l’apanage d’un « clergé » – expression de François Léotard – qui a son langage, ses codes, son système, ses clients. Encore une fois la France est éprise de réglementation, d’égalitarisme, et elle est trop jacobine.
Vous savez ce que disent de nous les étrangers ? La France est un champ de blé et si un épi, plus grand que les autres, dépasse, on le coupe. Ça ne fait pas avancer les choses !
Moi je suis effaré de la vitesse à laquelle le monde évolue. Tout va plus vite autour de nous, mais la France conserve des temps de réaction très longs : deux semaines d’incendies de voitures dans les banlieues pour commencer à réagir, alors que Mai 68 a été de la rigolade à côté !
Les problèmes d’intégration ne datent pas d’hier ! Quand nos services publics mettent des semaines à régler un problème que d’autres pays mettent quelques jours voire quelques heures à solutionner, c’est un vrai sujet de réflexion qui concerne aussi l’art, évidemment.
La décentralisation peut-elle raccourcir les délais de réflexion et d’action ?
La décentralisation, on est en train de la faire à la française : on décentralise le pouvoir mais pas les moyens ! Je ne comprends pas que la France qui a quasiment inventé la démocratie, l’utilise aussi mal. Résultat : on prend du retard aussi sur la création et sur la promotion des artistes. Depuis le début des années 1970 la France s’est repliée. Notre modèle ne fonctionne pas. Pas plus pour l’art que pour la recherche, l’industrie, la médecine, l’exportation. Ce n’est plus un problème droite-gauche.
Regardez la question des intermittents du spectacle. Que des artistes habitués à travailler sans filet, qui prennent des risques à longueur de vie, puissent penser être totalement sécurisés par leur statut, ce n’est pas étonnant : on ne peut pas les accuser d’en être arrivés là, on les a fabriqués comme ça ! Ils sont en attente de service public pour l’éducation, la formation, la culture, le chômage…
On sait qu’à titre personnel vous êtes un grand collectionneur, est-ce le cœur ou la raison qui vous guide ?
Je ne sais si je suis un grand collectionneur. Je suis presque un brocanteur, j’ai d’ailleurs été antiquaire. J’achète beaucoup au fil de mes coups de cœur.
Je n’ai pas de collection « structurée », je suis un des seuls à collectionner ainsi dans le désordre.
Dans tout ce que j’ai accumulé depuis 30 ans, la moitié des objets ont été achetés par goût personnel, le quart par amitié pour des artistes que j’ai envie d’aider parce que je suis mécène par tempérament, l’autre quart par discipline intellectuelle, parce que je suis influencé par le milieu de l’art, même si souvent je mets plus de temps à découvrir un artiste que ce fameux clergé, ce microcosme.
Vous ne spéculez pas ?
Non, je stocke, je ressors de temps en temps. La moitié de ma collection est sur les murs de mes maisons à Londres, à Cahors, en Corse. Je n’ai rien vendu en matière d’art contemporain. Je spécule à la bourse, dans l’immobilier. Dans l’art, non.
Je garde aussi des œuvres classiques acquises quand j’étais antiquaire. Un jour, en 1987, j’ai acheté dans une vente aux enchères à Évreux, pour 50 000 francs, un tableau que j’ai porté à nettoyer et à encadrer. Celui qui me l’a nettoyé m’a conseillé de l’expertiser, pensant que c’était un Bruegel de Velours. Cela a été confirmé. Je l’ai gardé.
Que collectionnez-vous ?
Je suis certainement un des plus gros collectionneur de César, et cela depuis très longtemps. J’aime son regard. Ses divisions, compressions, expansions, son utilisation du fer soudé… Il a souvent beaucoup d’humour. C’est le délire de la matière, une matière forte comme le vin de Cahors. C’est certainement l’artiste qui m’a le plus marqué, il avait une grande sensibilité, c’était devenu un ami.
J’appréciais aussi beaucoup Raymond Hains, qui a appartenu au mouvement des Nouveaux Réalistes. Il récupérait des affiches publicitaires ou politiques imprimées par les uns, déchirées par les autres, devenant ravisseur de ce qui l’entoure. Il réalisait des œuvres très graphiques, où il y a beaucoup de dérision. J’aime que les artistes me fassent rire.
J’ai acquis également un Basquiat à l’époque où c’était abordable, en 1988. Si j’étais spéculateur, je le revendrai 50 fois ce que je l’ai payé. J’ai acheté beaucoup de minimalistes américains, mais je n’en acquiers plus depuis 10 ans, je m’en séparerai peut-être. Enfin je suis adepte de la photo contemporaine et de la vidéo : Edouard Weston, Horst, Norman Parkinson, Vic Muniz, Richard Avedon, Cindy Sherman, Rauschenberg… Beaucoup de cinéastes et d’acteurs sont d’excellents photographes : David Lynch, Denis Hopper, Lou Reed, Richard Gere, Wim Wenders…
Est-ce que vous collectionnez toujours les voitures ?
J’ai arrêté, j’en avais 70, je n’en ai plus que huit. Il s’agit de décapotables des années 1950 et 1960 : des Américaines, des Anglaises, des Italiennes, des Françaises. J’avais toutes les Jaguar, les Aston. Mais je ne m’attache pas aux choses.
Quelles expositions avez-vous vues dernièrement ?
À Londres j’ai vu Diane Arbus, Jeff Wall, à Beaubourg « Big Bang », je suis aussi allé à la Fiac, à la Biennale de Lyon, au Printemps de septembre de Toulouse… Mais je ne vais jamais aux vernissages, je ne suis pas un mondain.
Avez-vous des galeries préférées ?
Les galeries ce n’est pas comme les restaurants, je n’en ai pas de « préférées ». Mais je trouve les galeries anglo-saxonnes plus dynamiques.
En France j’ai des difficultés à en aligner dix : Emmanuel Perrotin, Yvon Lambert…
De plus en plus de propriétaires viticoles ouvrent leur domaine à des expositions, en organisez-vous au château Lagrezette ?
Je n’organise pas d’expositions, en revanche j’ai fait appel à des artistes contemporains, notamment pour réaliser une fresque dans un pigeonnier : Combas, Di Rosa, Boisrond, Blanchard ont fait une œuvre commune qui a même été inaugurée par le ministre de la Culture en 1987. J’ai aussi fait travaillé Niele Toroni dans un salon du château et Garouste a réalisé les vitraux de la chapelle et une fresque.
Vous avez aussi créé l’Institut du marketing du goût et Sup de luxe, pourquoi ?
Ce sont deux MBA, proposés désormais par l’EDC, mon ancienne école que j’ai rachetée avec d’autres anciens élèves, qui forme à Bac 5. C’est aujourd’hui une très bonne école qui prépare les managers de demain. J’ai créé ces niches nouvelles parce qu’elles n’existaient pas et qu’on en avait besoin. Le vin est en crise en France à cause de réglementations là encore tatillonnes mais aussi par manque de formations. Ces entreprises souffrent de ne pas savoir exporter, packager… Nous formons un millier d’étudiants et j’en suis fier.
1942 Naissance à Nantes. 1968 Diplôme de l’École des cadres dont il deviendra président en 1995. 1969 Il entre à la société Briquet Cartier en tant qu’attaché commercial. 1976 Il devient P.-D. G. de Cartier. 1978 Mariage avec Marie-Thérèse Dehaeze avec qui il aura cinq enfants. 1980 Achat du château de Lagrezette dans le vignoble de Cahors. 1984 Création de la fondation Cartier pour l’art contemporain. 1986 Chargé de mission pour le mécénat d’entreprise par François Léotard, ministre de la Culture. 2002 Chevalier de la Légion d’honneur.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le parler vrai d’Alain-Dominique Perrin
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°577 du 1 février 2006, avec le titre suivant : Le parler vrai d’Alain-Dominique Perrin