Disparue de Sienne entre 1960 et 1970, une croix de procession gothique du XIVe siècle est exposée aujourd’hui au Musée d’art de Cleveland. La restitution du précieux objet, régulièrement acquis par le musée en 1977, ne peut se faire aujourd’hui qu’à l’amiable, depuis l’expiration des délais impartis pour toute action judiciaire*.
ROME - “Pietro Piovano mi fece fare in Trequanda” (Pietro Piovano m’a fait faire à Trequanda) : l’inscription est gravée dans un cadre polylobé, à la base d’une belle croix de procession gothique en cuivre doré et émaux, datée de 1375. Mais à Trequanda, petite localité de la province de Sienne, il n’est resté de cette croix qu’une photographie ornant le vieil inventaire de la surintendance, rédigé en 1917.
En 1979, des photographies plus récentes sont parues dans le Bulletin du Musée d’art de Cleveland, qui prétend avoir acquis régulièrement l’objet en 1977. Le lien qui relie l’obscure paroisse de Trequanda – d’où la croix a disparu frauduleusement entre 1960 et 1970 – au prestigieux musée d’outre-Atlantique est une histoire de spoliation ordinaire, aujourd’hui reconstituée presque entièrement grâce aux enquêtes de la Direction spécialisée des carabiniers.
En 1991, les recherches effectuées dans les inventaires par l’actuel curé de l’église des Saints Apôtres Pierre-et-André de Trequanda, don Luigi Grilli, ont permis d’établir que la croix processionnelle du XIVe siècle, jadis élément inamovible et vénéré du mobilier liturgique du sanctuaire, avait disparu depuis le milieu des années soixante.
Exportée illégalement d’Italie
Les recherches conduites par don Grilli auprès du corps épiscopal ont révélé une correspondance entre le curé de cette époque, don Lido Benvenuti, et l’évêque, monseigneur Lido Lucioli : il en ressort que la croix, temporairement confiée à l’évêque par le curé, a été vendue frauduleusement à un antiquaire florentin. Les lettres mentionnent aussi l’existence d’un piédestal – prétendument disparu lors de la grande inondation, mais n’apparaissant pas sur le vieux cliché de la surintendance. Comme les deux ecclésiastiques sont aujourd’hui décédés, il sera désormais difficile d’en savoir davantage. La croix passe ensuite par la collection Julius Böhler, à Munich, et finit par se retrouver dans la donation faite par Chester D. Tripp au Musée de Cleveland – lequel soutient l’avoir régulièrement achetée sur le marché.
Il n’y a aucun doute sur l’objet tombé en la possession du musée : il s’agit bien de la croix de Trequanda. Les dimensions, l’inscription, les médaillons en émaux figurant Dieu le Père et la Vierge Marie, avec d’autres saints et prophètes, correspondent parfaitement. À Cleveland, la croix est exposée dans le département médiéval, avec un cartel indiquant une provenance siennoise. Il pourrait paraître relativement facile d’en obtenir la restitution, puisque le musée reconnaît qu’il s’agit bien de l’objet exporté illégalement hors d’Italie, mais il n’en est rien. En effet, les années écoulées depuis sa disparition emportent désormais forclusion de toute action judiciaire, de sorte que la restitution ne peut plus se faire que par un arrangement à l’amiable.
Le miracle de 1980
À la suite des premières requêtes, présentées en 1992 par l’évêque de Montepulciano, monseigneur Giglioli, et par le surintendant de Sienne, Bruno Santi, la direction du musée américain a d’abord répondu par une fin de non-recevoir : l’Italie devait renoncer à présenter une telle demande, puisque l’achat avait été fait de bonne foi et dans le respect des lois américaines. Les contacts ont néanmoins été poursuivis durant les trois années suivantes, avec de nouvelles requêtes de l’évêché et de la surintendance, par l’intermédiaire de l’ambassadeur Bianchieri.
La réponse du Musée de Cleveland, en mars, semble avoir été de nouveau négative, mais néanmoins plus ouverte à la discussion. Tout en comprenant les raisons avancées par les Italiens, le Musée de Cleveland ne saurait envisager l’hypothèse d’une restitution puisque la responsabilité de la fraude ne lui incombe pas ; cela constituerait un préjudice économique et un dangereux précédent pour des requêtes analogues.
D’autres voies sont à l’étude pour faire revenir l’objet en Italie : on pourrait songer à un rachat ou à un prêt temporaire. Le lieutenant-colonel Benedetti Aloisi, chargé de l’affaire chez les carabiniers, est tout à fait opposé à l’idée de prêt temporaire, qui infirmerait implicitement le titre de propriété de l’Église de Trequanda. À moins que la réapparition de la croix dans son pays d’origine – comme le souhaiteraient le curé et les autorités locales – ne pousse les citoyens à réunir les fonds nécessaires à l’indemnisation du musée.
En bref, toute la contrée attend que se répète le “miracle” réalisé par les carabiniers en 1980. Ils avaient alors récupéré à Rome, en un temps record, un triptyque monumental attribué à Giovanni di Paolo. Quant au sarcophage sculpté du XVIIe siècle de la bienheureuse Bonnizzella, volé au même moment que le triptyque, il fut récupéré en persuadant les voleurs que cette action sacrilège attirerait sur eux des foudres plus redoutables que celles des carabiniers.
* Rappelons que le Musée de Cleveland a acquis, en 1981,une autre œuvre illégalement exportée, la Sainte Famille ou La Madone à l’escalier de Poussin (lire JdA n° 3 et 5, mai et juillet-août).
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Le Musée de Cleveland possède une croix gothique contestée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : Le Musée de Cleveland possède une croix gothique contestée