Nouvel épisode dans l’affaire de La fuite en Égypte : la Cour d’appel de Paris vient de réformer un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris (TGI) du 30 octobre 1996 en lui opposant son interprétation du décret du 3 mars 1981, devenu le glossaire des garanties en matière d’art. Cet arrêt, qui a le mérite d’imposer aux professionnels la rigueur descriptive, risque cependant d’ajouter à la confusion juridique et à l’incertitude des transactions. Deux experts ont été désignés pour donner, avant huit mois, « un avis motivé » sur l’authenticité du tableau et son attribution à Nicolas Poussin.
PARIS - Avec La fuite en Égypte (lire les JdA n° 18 et 31), le feuilleton Poussin connaît une nouvelle péripétie judiciaire centrée sur une question : la description d’un tableau comme “atelier de Poussin” exclut-elle que le tableau soit du maître ? Dans un premier acte, les magistrats avaient répondu “non” ; dans le deuxième, joué devant le Cour d’appel (arrêt du 27 février), ils ont dit “oui”, ou plutôt “oui, mais pas tout de suite”, et ont fait appel à deux experts. Pour les juges de première instance, le vendeur ne pouvait invoquer l’erreur pour annuler la vente car “atelier de” n’écarte pas complètement la possibilité que l’œuvre soit de Poussin, d’autant que l’expert et le commissaire-priseur avaient écrit que si l’authentification semblait impossible, il ne fallait pas écarter l’hypothèse d’une “bonne surprise”. La Cour d’appel estime en revanche que le vendeur peut sans doute invoquer l’erreur, car “atelier de” excluerait que Poussin ait réalisé l’œuvre. Mais il faut se donner le temps de la réflexion et les moyens de la décision et, avant de statuer, faire vérifier par des experts si ce tableau est ou n’est pas de Poussin.
Divers scénarios sont désormais envisageables. Si les experts affirment que le tableau n’est pas un Poussin – hypothèse la moins probable –, la Cour rejettera la demande d’annulation. Mais les acheteurs pourraient à leur tour attaquer la vente en invoquant l’erreur, puisqu’ils avaient eux-mêmes “contracté” en pensant que le tableau pouvait être un Poussin alors qu’il serait démontré qu’il ne pouvait en aucune façon en être un... Si les experts concluent que le tableau est de Poussin ou se contentent de relater les divergences entre les spécialistes pour répondre “peut-être”, la Cour devrait annuler la vente en application de la jurisprudence Poussin. Si la Cour ordonne la restitution du tableau ou, en cas d’impossibilité (l’acheteur est une société dissoute), une restitution par équivalence – c’est-à-dire par allocation de dommages et intérêts au vendeur –, des variantes sont alors possibles. Tout d’abord, qui contraindre à restituer ou payer ? La dissolution de la société ayant été régulière, comment agir contre les détenteurs actuels du tableau ? Certes, ils étaient actionnaires mais sauf fraude grave, l’actionnaire ne peut être attaqué pour une dette sociale. Et quel montant exiger, selon que l’œuvre est authentifiée ou incertaine ? S’il y a restitution, la Cour devra examiner la demande des acheteurs qui attaqueront l’ancien propriétaire en enrichissement sans cause, ce dernier tirant bénéfice de leurs travaux et recherches – dans l’affaire du Verrou de Fragonard, l’acheteur avait récupéré 1,6 million de francs sur les 5 millions reversés au vendeur.
Ensuite, il y aura presque certainement recours en cassation de l’acheteur, et donc un nouvel épisode au cours duquel la Cour pourrait par exemple examiner l’interprétation du décret de 1981 par la Cour d’appel ou critiquer le fait que les juges d’appel ne se soient pas interrogés sur la requête tardive du vendeur, dont l’attention aurait dû être éveillée par les 1 600 000 francs versés pour une œuvre d’atelier estimée 150 000 francs.
Le 2 mars 1986, Me Olivier Perrin met en vente à Versailles La fuite en Égypte, cataloguée “atelier de Nicolas Poussin�? (97 x 133 cm). Le catalogue précise que “la composition est connue par plusieurs gravures, dont la plus ancienne par Pietro Del Po�?. Il indiÂque également que “dans un article du Burlington Magazine d’avril 1982, Anthony Blunt a publié un tableau, actuellement dans une collection suisse, qu’il pense être le tableau original par Nicolas Poussin�?. Pour l’expert de la vente, Jacques Kantor, qui a fait nettoyer deux petites “fenêtres�? sur la toile, le tableau mis aux enchères ne peut être le vrai Poussin. Pierre Rosenberg se rend à Versailles, mais les Musées de France ne le préemptent pas. Les frères Richard et Robert Pardo, propriétaires d’une galerie boulevard Haussmann, achètent l’huile sur toile pour 1,6 million de francs. En 1989, ils organisent une exposition dans leur galerie où le tableau est préÂsenté comme étant de la main de Poussin. En août 1994, Jacques Thuillier, professeur au Collège de France, prend position dans La Revue de l’art : “Il est clair�? que le tableau passé en vente à Versailles est l’original. Il est tout aussi catégorique dans son Poussin, publié chez Flammarion à l’occasion de la rétrospective au Grand Palais. L’ancienne propriétaire demande alors l’annulation de la vente, ou à défaut 40 millions de francs, demandes rejetées le 30 octobre 1996 par le TGI de Paris. Entre-temps, “l’autre�? Poussin, reconnu par Blunt, a été vendu à Barbara Piasecka JohnÂson, une richissime Américaine. La bataille d’experts s’amplifie, oppose FranÂçais et Anglo-Saxons, comme souvent à propos de Poussin. Denis Mahon défend la version américaine, notamment en 1997 lors de son exposition à Monaco.
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Le maître ne serait plus dans l’atelier
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Abonnez-vous dès 1 €Alain Merot, spécialiste du XVIIe, professeur et auteur d’un Poussin publié chez Hazan, où il observe à propos de La fuite en Égypte “que deux versions, récemment réapparues, prétendent au statut d’original. (...) Aucune n’a fait l’unanimité de la critique�?. Jean-Louis Clément, expert inscrit sur la liste de la Cour d’appel de Paris, laboratoire de police scientifique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°57 du 27 mars 1998, avec le titre suivant : Le maître ne serait plus dans l’atelier