Calqué sur les thèses de l’utopiste socialiste Charles Fourier (1772-1837), le Familistère de Guise, construit au milieu du XIXe siècle par Jean-Baptiste André Godin, a été classé Monument historique en 1991. Il fait aujourd’hui l’objet d’un vaste projet qui comprend la restauration de l’ensemble des bâtiments, la création d’un musée et d’un centre de documentation. Visite.
Peu après Jonqueuse, en Picardie, la nationale 29, qui file de Saint-Quentin à La Capelle, glisse brusquement dans un pli du paysage, d’où émerge, sur la gauche, un donjon au passé glorieux : celui du château de Guise, résidence, au XVIe siècle, des ducs du même nom. Célèbre au temps du duché, ce village connut à nouveau les feux de la rampe, trois siècles plus tard, lorsqu’il devint le siège d’une expérience originale, première tentative pratique d’une utopie sociale à grande échelle : le Familistère de Guise, œuvre de Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), industriel du cru et fouriériste convaincu.
Physiquement, le Familistère1, vaisseau de briques rouges pompeusement appelé “Palais social”, n’a pas bougé. On le remarque dès l’arrivée au centre de Guise, depuis la place d’Armes. D’ailleurs, on ne peut pas le rater, son ample silhouette dépasse d’une tête au moins le gabarit urbain alentour. Amarré au bord de l’Oise, il fait face, sur l’autre rive, à la mythique usine Godin qui, jadis, lui fournissait le gros des troupes de locataires, et qui, aujourd’hui encore, produit poêles et cuisinières éponymes.
Dessiné par J.-B. A. Godin lui-même, avec l’aide des architectes Calland et Lenoir, cet ensemble de logements et de lieux de vie a été construit entre 1859 et 1882. Principaux édifices : les trois pavillons d’habitation qui regroupent quelque 500 appartements, de deux à quatre pièces. À l’intérieur de chaque pavillon se trouve une vaste cour intérieure couverte d’une verrière, de manière à servir de hall de réception, lors des fêtes ou des réunions, ou d’espace de jeux pour les enfants. Dans les angles, un large escalier permet de circuler librement entre les étages, vers les coursives qui desservent les logements. À son apogée, le Familistère accueillera de 1 500 à 2 000 habitants, dont Godin en personne.
Pour le fondateur du Familistère, l’équation est simple : aération plus lumière égale hygiène. D’où des “normes” sanitaires très strictes : les lessives, par crainte des maladies infectieuses, sont strictement interdites dans les appartements et doivent être faites dans un bâtiment séparé, le lavoir – directement alimenté par l’eau chaude produite par l’usine. Mais des normes singulièrement innovantes aussi, prémices en quelque sorte d’un certain “confort moderne”, comme l’eau courante, les toilettes ou les vide-ordures.
Aux bâtiments d’habitation, Godin adjoint plusieurs annexes : des économats (boulangerie, boucherie...), une crèche – détruite pendant la Première Guerre mondiale et jamais reconstruite –, deux écoles et une bibliothèque – aujourd’hui municipales et en activité –, un théâtre à l’italienne, une piscine, un kiosque à musique, et enfin un jardin d’agrément. Bref, un concept architectural, somme toute, révolutionnaire. Mais la révolution n’est pas uniquement esthétique, elle sera surtout sociale. “J’ai acquis la conviction, dit J.-B. A. Godin, que la théorie phalanstérienne est la science morale constituée, et qu’elle seule pourra conduire l’humanité à l’organisation des sociétés parfaites où seront réalisés l’ordre dans la liberté, l’égalité des droits pour tous les citoyens, la fraternité dans toutes les relations humaines (...).”
Fourier l’avait rêvé, Godin l’a fait. Car si le premier, faute de capitaux, dut laisser son Phalanstère au stade de la théorie, le second mit, en revanche, tout en œuvre pour construire un lieu dans lequel il pourrait appliquer une grande part du programme fouriériste : la communauté de vie, le travail “attrayant”, et surtout l’abolition du salariat. En ce milieu du XIXe siècle, J.-B. A. Godin peut s’enorgueillir d’une réussite industrielle exceptionnelle. Dès 1840, à l’âge de vingt-trois ans, il est le premier à utiliser la fonte dans la fabrication des appareils de chauffage, jusque-là en tôle : les fameux poêles et cuisinières Godin. Il dépose une cinquantaine de brevets, invente, entre autres, des techniques d’émaillage qui donnent à la fonte l’aspect séduisant de la faïence. Le succès est immédiat. De 1863 à 1900, le nombre de modèles passe de 172 à 2 000. L’usine Godin devient alors la première fonderie mondiale d’ustensiles à usage domestique et d’appareils de chauffage.
Mais ce patron hors du commun refuse pourtant “la fatalité qui pèse sur le prolétariat”. Il militera, dès lors, pour un “mieux-être social” et une “meilleure répartition des richesses”. D’où, en 1859, l’aventure de sa “Coopérative ouvrière de production”, baptisée “Familistère”, terme qu’il trouve “plus modeste” que celui de Phalanstère 2, “trop grandiose”. Godin met alors en place, pour son personnel, un système de participation aux bénéfices, tente également de l’intéresser à la gestion de l’entreprise. Il expérimente, en outre, nombre de Solutions sociales 3 à la condition humaine : école gratuite, mutuelles de prévoyance (maladie, vieillesse, accident du travail...) et, déjà... la réduction du temps de travail – la journée d’un ouvrier s’étirant alors allègrement sur treize ou seize heures. Le Familistère est alors un petit paradis, où chacun est propriétaire de tout “en participation”.
Pour assurer la pérennité de son œuvre, J.-B. A. Godin fera même déposer, le 13 août 1880, huit ans avant sa mort, les statuts de l’”Association Coopérative du Capital et du Travail – Société du Familistère de Guise” qui, sous cette forme juridique, survivra près de quatre-vingt-dix ans. En 1968, confrontée à de graves difficultés financières, l’expérience autogestionnaire s’achèvera. L’Association devra se résoudre à se transformer en Société Anonyme, et les appartements seront mis en vente. Cruel mais lucide, Le Monde titre alors : “Godin se vend au capitalisme”. La manchette a le goût amer d’une épitaphe.
1. Terme créé par Jean-Baptiste André Godin à partir du mot latin familia, “tous ceux qui vivent sous le même toit”, et de (mona)stère.
2. Mot créé par Charles Fourier, en 1816, à partir de phalan(ge), groupe humain, et de (mona)stère. Par métonymie : “le domaine où vit cette communauté”.
3. Titre de l’un de ses nombreux ouvrages, paru en 1871 et réédité, en 1979, par les Éditions La Digitale (Quimperlé).
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Le Familistère de Guise : un voyage en utopie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Le Familistère de Guise : un voyage en utopie